L'Apprenti maltôtier
L'appprenti maltôtier1
Non, l'édit n'est pas fait pour moi,
Je te l'ai dit cent fois ; la Muse en vain m'excite
A parler du faible mérite
D'avoir su régir un emploi.
Ai-je eu part en quelque entreprise ?
Mon âme, d'un vil gain éprise,
Conçut-elle jamais de coupables projets ?
Elle n'a, tu le sais, de plus chers intérêts
Que ceux où l'honneur nous engage.
La gloire a pour moi mille appas,
La vertu seule a droit d'exiger mon hommage,
La soif de l'or ne me possède pas.
Pour obtenir des biens d'une aveugle fortune,
Je n'ai point su pousser une plainte importune ;
Une plus noble ambition,
A peine hors de l'enfance excita mon courage,
La guerre fut ma passion ;
De mourir pour mon roi je briguai l'avantage.
Depuis cinq ans par choix je faisais ce métier,
Lorsque les malheurs de mon père
Me firent devenir apprenti maltôtier.
Que n'ai-je été plutôt écrasé du tonnerre !
Dans cet indigne état j'ai rampé terre à terre.
Sais-tu pourquoi, Damon ? C'est que la probité
Chez les financiers se traite de chimère ;
Qu'aux qualités du cœur, à l'esprit on préfère
L'insatiable avidité,
La fourberie et la bassesse
Aux sentiments d'honneur, au goût, à la justesse
Et que, pour parvenir enfin,
J'avais pris le mauvais chemin.
Fais-moi donc, cher ami, raison de ton caprice,
Il intéresse mon repos.
Quoi ! tu veux que mal à propos,
J'aille à la Chambre de justice,
Lui rendre compte. Ai-je gagné du bien ?
De six ans de travail il ne me reste rien.
Dis-moi donc de quoi tu m'accuses ?
Il est vrai, j'ai chéri les Muses,
J'ai lu Virgile, Ovide, Horace, Martial,
Perse, Catulle, Plaute, Homère, Juvénal ;
Dans leurs savants écrits j'ai tâché de m'instruire,
Sans avoir envers eux commis de péculat ;
Combien d'honnêtes gens n'en pourraient pas tant dire,
Quoique, malgré leurs vols, leur style soit fort plat !
Peut-être blâmes-tu l'audace
Qui m'a fait célébrer notre auguste Régent ?
Pouvais-je en user autrement ?
Un tel crime d'ailleurs porte avec lui sa grâce.
Du zèle et du devoir ma Muse a pris la loi :
Non, I'édit n'est pas fait pour moi !
- 1« Voici une imitation de l’ouvrage de M. de Séligny, d’un genre et peut‑être d’un mérite différent. Elle est de M. Thierry, ci‑devant commis de M. de Montargis. » Nouveau Mercure galant, juin 1716. (R) Voir $166.
Raunié, II,150-52