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Danse (La) des traitants

La danse des traitants
Le prince, l’an passé, donna
Un bal aux gens d’affaires1  ;
Sa Majesté y convia
Usuriers et notaires.
L’honnête homme aussi s’y trouva.
Le bourgeois, la bergère,
Chacun pour son écu dansa
Un branle à sa manière.

Aux Augustins, présentement,
C’est bien une autre danse.
Thémis2 fournit les instruments,
La basse et sa balance.
Comme il n’y entre que fripons
Et qu’en foule ils abondent,
Pour éviter confusion
Fourqueux range le monde.

Bourvalais fait le roi d’honneur,
Miotte3 la cérémonie ;
C’est lui qui nomme le danseur,
Aussi la symphonie ;
Lamoignon est bon musicien,
Fait battre la mesure ;
Les violons s’accordant bien
Font que le branle dure.

Sitôt que Paparel4 y vint,
Il se fit faire place ;
Tout le monde frappa des mains,
Voyant sa bonne grâce.
Il dansait si légèrement
Qu’il surprit toute lorgnette.
L’accord fut aussi promptement
Que la danse fut faite.

Mais en faisant un contretemps
Par malheur son pied glisse.
Le Blanc5 le frotta sur-le-champ
De son eau de milice ;
Il ne serait pas revenu
Si, perdant la cadence,
Son gendre ne l’eût secouru
Du baume de régence.

Le Normand6 ne se doutant pas
Qu’on pût le reconnaître,
Parlant d’un langage fort bas,
Dansait en petit-maître ;
Mais un artisan, ce diton,
Reconnaissant sa danse,
De dire ouvertement son nom
Eut assez d’imprudence.

Ce ne fut pas sans grand souci
Qu’il cherchait autre route :
« Il faut, dit-il, sortir d’ici
A quelque prix qu’il coûte » ;
On lui enleva ses habits,
Ses bas et sa culotte.
Comme un faquin il fut conduit
En chemise à la porte.

Tout nu il fallut s’en aller,
Sans pouvoir se défendre ;
Il eut beau gémir et piailler,
Longueval7 le vint prendre,
Qui, crainte qu’il ne vînt trop tard
Prendre un bain salutaire,
Jusqu’à la porte Saint-Bernard8
L’escorta par derrière.

On y attend un voltigeur
Avec impatience :
C’est lui qui aura tout l’honneur
Du bal et de la danse.
Sans dire son nom, c’est Gruet9
A qui Corquette10 accorde
De voltiger sur le poignet
Ensuite sur la corde.

Le Régent veut absolument
Qu’il soutienne une thèse.
A la Halle publiquement
On prépare la chaise.
Il doit aller jeudi prochain
Prier la populace,
Et samedi dès le matin,
Faut retenir sa place.

Le bal après lui finira,
Mais non pas sans dépense,
Et personne n’en sortira
Qu’avant il ne finance ;
C’est là le branle de la fin,
On payera par tête,
Chacun se donnera la main
En finissant la fête.

  • 1 - Le bal de l’Opéra. (R)
  • 2 - Déesse de la justice, d’après la Fable. (R)
  • 3 - Tous deux furent élargis après une longue détention ; Miotte dut payer 1 500 000 livres, Bourvalais fut dépouillé de presque tous ses millions ; on lui laissa seulement 20 000 livres de rente et son splendide hôtel de la place Vendôme. « On a jugé que la fortune de ce partisan méritait d’être retranchée comme un mauvais exemple dans l’État, et que c’était assez, pour lui et sa femme, de 450 000 francs, avec des meubles exemptés de toute dette ; mais on n’a jamais pu lui faire son procès. » (Journal de Mathieu Marais.) (R)
  • 4 - « Le 20 avril 1716, la Chambre de justice condamna le sieur Paparel, trésorier d’une partie de la maison du roi et des gardes du corps, à avoir la tête tranchée pour crime de péculat, et entre autres d’avoir exigé le dixième denier à son profit de tous les payements qu’il avait faits aux officiers et aux gardes du corps, qu’on disait monter à 700 000 livres, outre 1 200 000 livres qu’il avait reçus, dont il n’avait rien payé. M. le marquis de La Fare, qui avait épousé sa fille, ne manqua pas sur cela d’implorer la clémence de M. Ie Régent, dont il était favori, pour faire commuer la peine de mort en celle de la prison perpétuelle. On assurait que le sieur Paparel serait exécuté à mort, sans rémission, accusé et convaincu d’avoir fourni une somme de 600 000 livres aux ennemis de la France, pendant la dernière guerre, et d’en avoir tiré de gros intérêts, au lieu de payer les officiers généraux comme il le devait. — Le 10 juin, on enregistra au parlement l’arrêt de la Chambre de justice qui le condamnait à être conduit à l’île Sainte Marguerite, en Provence, pour y finir ses jours, avec une pension de 1 000 francs par an, ses biens confisqués et adjugés au marquis de La Fare, son gendre, à la charge de payer ce qui était dû au roi et à ses créanciers. » (Journal de Buvat.) (R)
  • 5 - Claude Le Blanc (1669 1728) fut successivement conseiller au parlement de Metz (I690), maître des requêtes, intendant d’Auvergne, de Dunkerque, conseiller au conseil de guerre (1716) et secrétaire d’État de la guerre (1718.) (R)
  • 6 - Le Normand fut le plus maltraité d’entre les traitants. « La Chambre de justice le condamna à 20 000 livres de dédommagement envers les communautés d’arts et métiers, pour vexations ; à 100 000 livres d’amende envers le roi, à faire amende honorable à la porte de Notre Dame, aux Augustins et à la Halle, et à être exposé au pilori et aux galères perpétuelles, en réparation des faux arrêts qu’il avait fabriqués, et le reste de ses biens confisqué. — Le 16 juillet (1717), le sieur Le Normand fit une amende honorable, nu pieds, tête nue, en chemise, tenant une torche allumée à la main. On lui avait attaché un écriteau devant et derrière, où l’on avait écrit : Voleur du peuple en gros caractères. Lorsqu’il parut à la halle, auprès du pilori, les harengères lui firent une huée terrible, en criant : Au voleur ! au fripon ! il faudrait le pendre ! Puis, ayant fait amende honorable en cet état, on lui donna des habits, et, étant vêtu, on le conduisit en carrosse à la Tournelle, pour de là être mené aux galères, où le concierge l’attacha debout à un arbre au milieu de la cour comme à un carcan, afin d’être mieux vu de tous ceux qui l’allaient voir en foule, et qui, pour cette curiosité, donnaient volontiers quatre sols chacun au geôlier, afin d’avoir le plaisir de lui faire des reproches sur ses concussions et sur les vexations qu’il leur avait faites, à quoi il ne faisait aucune réplique, quoique quelques uns lui donnassent brutalement des coups de poing sur la tête. » (Journal de Buvat.) (R)
  • 7 - Le bourreau. (Clairambault)
  • 8 - La porte Saint Bernard confinait à la Tournelle ; c’est auprès de cet endroit que l’on allait se baigner dans la Seine. (R)
  • 9 - Gruet, huissier du Châtelet, fut condamné par la Chambre de justice au pilori et aux galères, pour les vexations qu’il avait commises à l’égard des communautés d’arts et métiers au sujet de la capitation. « Le sieur Gruet fit amende honorable devant la porte de l’église Notre Dame et à la Chambre de justice, ayant un écriteau devant et derrière, puis il fut exposé au pilori pendant deux heures, nu tête et nu pieds, où il ne manqua pas de souffrir à cause du grand froid, contre lequel il avait eu la précaution de boire deux pintes de vin et un demi-setier d’eau de vie avant que de sortir de la Conciergerie comme un pénitent de sa sorte. Après avoir demandé pardon à Dieu à haute voix, il s’obstina à ne vouloir point demander pardon au roi, disant qu’il n’avait rien fait de ce qu’on lui avait imputé qu’en exécution des ordres qu’on lui avait donnés de sa part, et que, si Sa Majesté vivait, elle ne souffrirait pas qu’on lui fît un pareil traitement. Étant arrivé près du pilori, devant l’image ou statue de la sainte Vierge, après avoir demandé pardon à Dieu, il refusa de le demander à la justice, en proférant des paroles des plus obscènes. » (Journal de Buvat) (R)
  • 10 - Probablement quelque aide du bourreau. (R)

Numéro
$0164


Année
1716 / 1717




Références

Raunié, II,139-45 - Clairambault, F.Fr.12696, p.205-10 - Maurepas, F.Fr.12629, p.16-20 - Arsenal 2961, p.362-67 - Arsenal 3132, p.264-68