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Oraison funèbre du cardinal Fleury

Oraison funèbre du cardinal Fleury
Le ciel n’a pas permis que nous périssions tous,
Il retire son bras appesanti sur nous.
Frères ambitieux1 , sang funeste à la France !
Vous n’abuserez plus d’un ministre en enfance,
Dont le choix imbécile à vos sanglants projets
Confiait le destin du prince et des sujets.
Par la mort de Fleury, Louis devient le maître ;
Tremblez à votre tour ; couple odieux et traître,
Qui, sur un double amas d’orgueil et de fureur,
Jetiez les fondements d’une injuste grandeur ;
Un orage effrayant sur vos têtes s’assemble :
Craignez à son aïeul que Louis ne ressemble
Et ne prenne de lui l’exemple redouté
De venger les forfaits de sa minorité.
Fouquet, pour péculat, proscrit, couvert de honte,
Promettait-il aux siens une faveur si prompte ?
Rang, dignité, pouvoir ; tout leur est accordé !
Ils ont même obtenu plus qu’ils n’ont demandé :
Champignons de fumier, suant encor leur crasse,
Aux plus grandes maisons on égale leur race.
Confondus désormais avec les plus grands noms,
Ils vont de ces honneurs charger leurs écussons,
Où la postérité lira la récompense
Des enfants d’un fripon soustrait à la potence,
Et qui, de leurs aïeux suivant l’affreux sentier,
A leur ambition vont tout sacrifier.
Hélas ! vous en serez la première victime,
Vous, qu’ils ont décoré d’un titre si sublime2  ;
Des agents de Fleury3 jouet infortuné,
Chassé de vos États, dans Francfort confiné,
Pour retourner bientôt, dans la triste Bavière,
Traîner de votre rang l’opprobre et la misère.
Ils font la guerre à qui ? Dans quel temps ? et pourquoi ?
A la Diète assemblée on veut donner la loi,
Forcer la liberté des puissances suprêmes
A se choisir un chef qu’ils désignent eux-mêmes,
Et payer dignement la constante amitié
D’un prince à nos malheurs dans tous les temps lié ;
Mais l’Europe, à travers ce pompeux héroïsme,
Pénètre les ressorts d’un secret despotisme,
Et sous le faux semblant d’assister nos amis,
Dans trois ambitieux voit ses vrais ennemis.
Prétexte ambitieux et plein d’extravagance !
Ainsi pour s’agrandir on engage la France ;
Car si ces souverains, ouvrant enfin les yeux,
Repoussent sur Louis ces traits injurieux,
Par leurs coups réunis sa puissance écrasée
Fera de nos voisins l’éternelle risée.
Ainsi donc trois monstres sans talents et sans mœurs,
Changeront l’univers au gré de leurs fureurs,
Et l’appât d’assouvir leur fière convoitise
Sera l’unique but d’une telle entreprise ;
Pour nous perdre, en effet, que n’ont-ils pas tenté ?
Aux plus cruels excès le crime s’est porté.
Cet évêque apostat, ces suppôts de Bellone,
Feront-ils de la France une autre Babylone ?
Le Roi de ses sujets connaît les sentiments,
Mais la nécessité suspend tous les serments ;
Ces Français, de tout temps si jaloux de leur gloire,
Qu’accompagnait partout l’éclat de la victoire,
Qui, pour punir l’orgueil d’un ministre insolent4 ,
Mirent deux fois ses biens et ses jours à l’encan.
Ces pairs enorgueillis de leurs superbes titres,
Des peuples et des rois respectables arbitres,
Ces généraux fameux surchargés de lauriers,
Et ces grands sénateurs armés de leurs mortiers,
Tous ces fiers demi-dieux, qu’on approche avec peine,
Rampent servilement sous un cardeur de laine,
Sous un cuistre sans nom, sans honneur et sans loi,
Sous le perfide ami du Mentor de leur Roi5 .
De Gesvres se réveille, et d’Antin le seconde6 ,
Mais l’éclair disparaît lorsque la foudre gronde.
De notre liberté ces faibles défenseurs
Vainement jusqu’au trône ont porté nos douleurs.
On opprime Israël, et sa triste impuissance
Du prêtre de Baal enhardit l’insolence7 ;
Que sera-ce, grand Dieu ! si Tencin aujourd’hui,
A nos lâches tyrans vient prêter son appui ?
Si l’impudique amant des filles de son père,
Partage avec Fouquet les soins du ministère ?
Mais non, encore un coup, nos vœux sont exaucés,
Dans sa juste fureur Dieu nous dit : C’est assez.
Fleury porte au tombeau les jours qu’on lui reproche.
Nous respirons enfin, et la mort qui l’accroche
Ramenant l’abondance et la paix dans l’État,
Va finir les horreurs d’un long triumvirat.

  • 1Les deux frères de Belle‑Isle, petits‑fils de Fouquet. (M.) — On sait qu’ils avaient été les instigateurs de la guerre, et qu’ils avaient entrepris, suivant l’expression de Voltaire, de changer la face de l’Europe. Barbier écrivait justement en parlant du maréchal : « Cet homme a un grand nombre d’ennemis. On lui impute tous les malheurs qui nous sont arrivés, quoiqu’il ait rempli, et même à jour dit, l’objet de sa négociation, qui était de faire empereur l’électeur de Bavière et d’empêcher que le grand‑duc de Toscane le fût ; et cela est fait. » (R)
  • 2L’empereur Charles VII. (M.) (R)
  • 3MM. de Belle‑lsle et Maillebois. (M.) (R)
  • 4 Le cardinal de Mazarin. (M.) (R)
  • 5Le maréchal de Villeroy, qui fut trahi par le cardinal qui n’était encore qu’évêque de Fréjus. (M.) (R)
  • 6Lors de la conjuration des Marmousets. (M.) (R)
  • 7Le cardinal de Tencin. On craignait qu’il ne succédât à Fleury. (M.) (R)

Numéro
$0987


Année
1743




Références

Raunié, VII,8-11 - Clairambault, F.Fr.12710, p.227-30 - Maurepas, F.Fr.12646, p.203-06 - F.Fr.13657, p.275-77 -  F.Fr.15150, p.431-34 - NAF.9184, p.372-73 - Arsenal 3128, f°329v-330v - BHVP, MS 580, f°33r-34v