Le cardinal de Fleury, ou la Statue de Memnon
Le Cardinal de Fleury, ou la Statue de Memnon1
Notre ministre cardinal
N’est pas un mortel ordinaire.
Il est d’un jeune roi l’organe principal
Et du sceptre français le seul dépositaire.
Cependant sa capacité
Se trouve trop bornée et ne saurait suffire
À soutenir le poids, l’éclat, la dignité
D’un si majestueux empire.
Mais les dieux qui, par leurs faveurs,
Veulent de ce ministre être les protecteurs,
Viennent d’opérer un prodige
Qui règle son esprit, l’éclaire et le dirige,
Et c’est uniquement pour lui
Qu’ils renouvellent aujourd’hui
Tout ce que jadis l’artiste incomparable
Qui forma de Memnon la statue admirable,
Que la savante antiquité
Dans ses écrits a tant vanté.
Au haut d’une montagne elle était exposée,
Et par l’art si bien composée
Qu’elle ne manquait point de chanter le matin
Au lever du soleil, et presque à son déclin.
Mais quand l’astre du jour terminait sa carrière
Cette statue alors, sans voix, sans mouvement,
Restait ainsi précisément
Jusqu’au retour de la lumière.
Ce que fit autrefois l’ingénieur fameux
De ce chef-d’œuvre merveilleux
À l’honneur du fils de l’Aurore,
Se renouvelle sous nos yeux,
Et ce prodige éclate encore
En faveur de Fleury, ce favori des dieux.
Sur le cours du soleil sa machine est montée,
Et quand de ses rayons elle sent la chaleur,
C’est alors que sa tête est mieux orientée
Et que son jugement jette quelques lueurs.
Mais au déclin du jour, l’Éminence décline,
Son esprit s’obscurcit, sa raison s’embéguine,
Et tous ses sens, plongés dans un morne sommeil,
Attendent que l’aurore annonce le soleil.
Cependant chaque jour sa caduque machine
Chancelle, se détraque et menace ruine.
Quelle infortune pour l’État !
Hé quoi, faut-il que la vieillesse
Sape le ministère et le cardinalat ?
Détournez loin de nous ce présage sinistre,
Justes dieux, ou plutôt laissez-nous sans ministre.
Mais si vos décrets tout-puissants
Ordonnent que Fleury règne encore longtemps,
Empêchez désormais que le flambeau du monde
Aille cacher ses feux dans l’onde.
Et pour bien éclairer son cerveau ténébreux,
Sur sa tête assemblez tout les corps lumineux
Afin que leur chaleur et leur vive influence
Puisse un peu ranimer sa débile Éminence.
- 1Memnon était fils de l’Aurore. Voyez le P. Kirscher dans son traité latin intitulé Œdipe, t.II, clas. 8, Chap. 3.
Clairambault, F.Fr.12700, p.247-49 - Maurepas, F.Fr.12632, p.147-49 - F.Fr.25570, p.465-67
Avril 1730 par M. de B…