Suspension du Sieur de Torsac, généralissime, par les Etats généraux du Régiment
Suspension du Sieur de Torsac, Généralissime,
par les États généraux du Régiment1
Les plaintes qu’on nous a faites à l’ouverture de cette auguste assemblée, contre les mauvaises procédures de Philippe-Emmanuel de Torsac, Généralissime de notre Régiment, nous causent beaucoup d’étonnement et de chagrin, attendu qu’elles intéressent vivement Isidore-Théophile Aymon et Amédée-Paul-Achille de Saint-Martin, les deux membres de cet illustre corps à qui nous sommes le plus redevables de sa splendeur et de sa dignité.
La concorde et l’union qu’ils ont toujours entretenues depuis qu’ils sont parvenus, par leurs grandes actions et par leur rare mérite, à ces hauts grades qu’ils occupent et qu’ils remplissent avec tant d’applaudissement, forment d’étranges préjugés contre ledit Sr. de Torsac, qui même a eu la témérité de les interdire sans en faire part à notre Conseil, ce qui est formellement opposé aux lois fondamentales de notre Régiment, et par conséquent capable de renverser tout ordre hiérarchique de cet État. Chacun s’est récrié contre un pareil attentat, qui aurait causé une révolution générale si, par la sage prévoyance du Conseil, on ne l’avait détournée, en appelant à lui des fanatiques décisions du Sieur de Torsac.
Nous savons que la justice est la base de tous les États qui se sont rendus florissants. Aussi a-t-elle été si sagement administrée chez nous jusqu’à présent, que nous avons seuls l’avantage de dater depuis la création du monde sans aucune interruption, Anno Adami… Cela n’est pas surprenant, puisque tous les grands hommes qui ont paru depuis ce temps-là, ont été formés dans cet illustre corps. Tels sont les inventeurs de plusieurs religions imaginées humainement, et de leurs lois cérémonielles, de leurs mystères, de leurs pieux artifices, si nécessaires à la propagation des préjugés. Tels sont encore les législateurs, les grands capitaines, etc. C’est là que tous les peuples de l’Univers, Hébreux, Égyptiens, Chaldéens, Grecs, Romains, toutes les nations barbares, maintenant polies, qui leur ont succédé, ont puisé les maximes qui ont formé, accru maintenu leurs États et leur Empires tant qu’elles ont été observées.
Nous n’avons jamais été séduits par la grandeur de la naissance, ni par les sollicitations, persuadés que la vertu et le mérite sont préférables dans un sujet à l’origine la plus illustre.
C’est la justice, fille du ciel, qui nous a toujours guidés, tant pour répandre nos bienfaits que pour punir ceux qui, se prévalant de leurs emplois, ont abusé du sacré dépôt qu’elle leur a commis, en foulant aux pieds les lois les plus respectables de notre Régiment qui, jusqu’à présent, en ont fait toute la sûreté.
Cependant elle vient de recevoir un sanglant outrage par ledit Torsac, et c’est ce qui nous oblige de nous rendre ici pour y remédier, après voir couru de grands risques, tant par mer que par terre, sans parler des dépenses que nous avons faites, et surtout en arrivant en France, où la cherté nous a paru excessive et générale au milieu de l’abondance2
.
Nous vivions tranquilles dans les lieux les plus éloignés. Par quelle fatalité perdrions-nous donc aujourd’hui l’état de félicité, qui est comme l’essence du gouvernement présent ? Deux grands hommes, par leur sage politique, nous servent de modèle pour la sûreté et la douceur de ce gouvernement. La liberté, qui est le plus bel attribut que Dieu ait donné aux hommes, a été transmise jusqu’à nous par la prudence de ceux qui en ont tenu les rênes. La joie et les plaisirs n’ont jamais été troublés ; c’est parmi nous qu’ils se sont réfugiés pour éviter la fureur et la barbarie des hommes mal disciplinés ; l’amour y a fait construire un temple, pour que son service ne fût pas interrompu. Bacchus a quitté l’Iste de Naxe avec l’élite de ses compagnons,3
Pan, Silène, les corybantes, les bacchantes, les sylvains, pour imiter l’Amour et le suivre dans ses idées. Que de merveilles, que de prodiges pour nos descendants ! mais ce n’est que sous nos drapeaux qu’ils ont trouvé un sûr asile.
Enfin le sage gouvernement de la Calotte n’a été fondé que sur les lois de la nature, notre mère commune, à qui nous avons toujours obéi ; et pour maintenir cette liberté si chère, que la plupart des hommes ont perdue par leur faute, nous nous sommes défaits de ceux qui voulant assouvir leur avarice par des voies ambitieuses4
, avaient essayé d’établir une domination servile. Nous les avons dégradés en pleins États avec une diffamation honteuse. L’intérêt que nous avons que la corruption, laquelle s’est glissée dans le cœur des hommes et des femmes dans ce temps systématique, où nous en avons tant vu qui ont dérogé à la vertu et à la dignité de leurs ancêtres5
: cet intérêt nous oblige d’user d’une juste sévérité envers ceux qui, par un affront signalé pour cet illustre corps, se trouveraient atteints de pareils reproches, qui tendent à la subversion de l’État. C’est pourquoi nous avons fait publier une ordonnance qui enjoint à tous nos ambulants, de faire une exacte perquisition de tous ceux qui seraient tombés dans des cas si diffamants et si contraires aux lois de notre régiment, que nous voulons renouveler et remettre en vigueur, en faisant subir aux délinquants les peines qu’elles infligent contre eux. Le mépris qu’on en a fait, à l’exemple du Sieur de Torsac, qui, par le caractère dont il est revêtu, devait les maintenir au lieu d’en abuser ; ce mépris, dis-je, est d’une très dangereuse conséquence. Il établit la division entre lui, Généralissime, le général et le lieutenant-colonel du corps, ce qui est capable de former deux partis opposés entre eux. Ces deux partis, animés l’un contre l’autre, renverseraient l’ordre et la discipline, prendraient les armes l’un contre l’autre, et de là s’ensuivrait sans doute le pillage des sommes immenses qui sont aujourd’hui dans notre trésor. De là s’ensuivrait encore l’anéantissement des revenus de notre domaine : on verrait nos femmes abandonnées et notre banque fermée : que deviendraient alors notre commerce et notre crédit ? Il est donc nécessaire de pourvoir à ces désordres et de prévenir ces malheurs.
À ces causes donc, la matière mise en délibération, les États généraux du Régiment de la Calotte étant assemblés, ont déclaré et déclarent, que ledit Philippe-Emmanuel de Torsac a témérairement, méchamment et comme mal avisé, interdit les Sieurs Isidore-Théophile Aymon et Amédée-Paul-Achille de Saint-Martin, lieutenant-colonel et commandant la brigade des gladiateurs. Pour réparation de quoi, l’avons privé de toutes les fonctions de Généralissime, de même que ses appointements et pensions. Défendons à tous nos officiers et autres de le reconnaître pour tel jusqu’à ce qu’il ait reçu la visite qu’il assure que l’ambassadeur de la porte Ottomane doit lui rendre à Pontoise, dont il nous rapportera les certificats en bonne forme des maires et échevins, signés et légalisés par les juges dudit lieu.
Voulons cependant que son nom soit énoncé à la tête de toutes nos expéditions par forme d’usage, comme l’est celui d’Armand Pillavoine à la compagnie des Indes, sans que cependant cela puisse tirer à aucune conséquence, car nous voulons user de clémence à son égard, en considération de la grande blessure qu’il a reçue à la bataille de Jéricho.
Fait au champ de mars, les États généraux étant assemblés l’an de l’ère commune 1721 et du régiment l’an 7721, le 3 de la lune d’avril.
Signé Saint-Cernin.
Scellé Ali.
Contresigné La jure6
1725, I,130-37 - 1726, 29-35 - 1732/1735, I,132-38 - 1752, I,132-38 - F.Fr.9353, f°106r-109r - F.Fr.15014, f°35r-41r - F.Fr.20036, p.171-79 - F.Fr.25570, p.79-84 - BHVP, MS 663, f 61r-69v - Institut, 647, f°29r-34r - Bordeaux BM, MS 700, f°134v-144r - Grenoble BM, MS 587, f°68r-70r - Lille BM, MS 65, p.200-11 - Lyon BM, MS 754, f°116r-119v