Le Temple d’ignorance. Allégorie par M. Roy
Le Temple d’Ignorance1
Allégorie par M. Roy
Fille du temps, la sage expérience
Et le travail, son frère, à l’ignorance
Livraient la guerre à toute heure, en tous lieux,
La poursuivaient, le flambeau sous les yeux.
De jour en jour plus connue et honnie,
Elle cherchait asile et compagnie ;
Car se tenir close et couverte est peu,
Et dominer est le but de son jeu ;
Le sot orgueil est son lot : elle frappe
D’abord à l’huis du temple d’Esculape.
Assez longtemps, elle eut pour sûrs abris
Temples pareils ; ses plus chers favoris
Les desservaient ; elle réglait leur culte.
Leurs sympathies et qualités occultes,
Sacrifiant le bon sens au jargon,
Malgré Molière enrichissaient Purgon.
Ce temps n’est plus, l’ignorance en colère,
Dans ce pays voit la nuit qui s’éclaire ;
Là les Chiracs et les Helvétius,
Vrais Négromants, fils de lynx ou d’Argus,
Pénétrant l’homme à travers l’épiderme,
Fièvre en sa cause, ainsi qu’arbre en son germe.
Comme pensez, au lieu de la gîter,
Par la fenêtre ils vous la font sauter,
Lui déchirant voiles, bandeaux et masque.
Mais ne croyez que pareille bourrasque
La mette à bout : s’affublant d’un flambeau,
Le monstre noir s’achemine au barreau ;
Il aborda son frère, le mensonge,
Chicane est là, qui les ongles se ronge ;
Ma sœur, ici n’aurions-nous plus d’amis ?
Ménins poudrés de la cour de Thémis ;
Et vous, vieillards, dormant d’un si bon somme,
Souffrez au moins qu’à vous je me renomme.
Alors plaidaient, les Cochins, les Normands2 .
Leurs exposés, comme leurs arguments,
Trop clairs étaient, lois bien conciliées,
Avec raison sciences alliées,
Point de phébus, l’on écoute et l’on sent.
Dame Ignorance en sort en frémissant.
Où me loger ? Tout asile m’échappe.
Paris, pourtant, Paris me doit l’étape,
J’en suis native, et ses bons habitants
Sont mes vassaux depuis assez longtemps.
Ayant ainsi perdu la matinée,
Mais non l’espoir, enfin l’après-dîner,
Le Monstre avise un spacieux palais3 ,
Fait pour nos rois qui n’y logent jamais.
Là se fait foule, il se colle à la porte,
Entend glapir une obscure cohorte,
Qui réciproque éloge à tout propos,
Gras aliments dont s’appâtent nos sots ;
À son oreille entend sonner monnaie,
C’étaient jetons qui pesaient à cœur joie.
Lors il s’avance avec rogue maintien ;
Car le babil, leur héros et le sien,
Fait les honneurs, l’annonce à l’assemblée ;
Or cette salle était jadis meublée
De bons portraits de la main d’Apollon,
Tels que diriez de Boileau, Fénélon,
Racine, Huet, Corneille, La Fontaine,
Distributeurs de l’onde d’Hippocrène.
Leurs cadres d’or y sont encore montrés.
Mais quels magots à leur place encadrés !
Nos beaux docteurs à la sotte Amazone
Du dieu Phébus présentèrent le trône.
Elle s’assied, c’était faire chez eux,
Pour le début d’un auteur merveilleux.
D’un ton de coq, encore qu’octogénaire,
Messieurs, dit-il, je suis Abécédaire ;
Pour exprimer la gloire où me voilà,
Le cordon bleu n’est rien près de cela.
Grands intendants des mots et des virgules,
Du bel esprit vous me scellez les bulles ;
Mais quels exploits ferai-je de mon chef ?
Mon devancier est mort sur la lettre F.
N’eût-il vécu qu’un demi-siècle encore,
Plus érudit que ne fût Diodore,
Il vous aurait l’alphabet commenté,
Analysé ; c’est peu dire : augmenté.
J’achèverai, si Dieu me prête vie,
Et croirai bien obliger ma patrie.
De son discours il lut bien la moitié ;
L’autre, on siffla. Le monstre fut prié
De lui répondre ; il hésite, il chancelle,
Mais on lui met en main certain libelle,
Tel que billets que l’on donne aux bureaux
Des péagers, toujours vieux et nouveaux ;
Le nom en blanc, tout le reste est de style.
Le nom rempli, la harangue est facile.
À cet effort, l’assemblée applaudit.
Lui savourant les honneurs qu’on lui fit,
Leur jura foi, prit chez eux domicile ;
Paris est quitte : ils lui donnent asile4 .
1732/1735, III, 69-73 - 1752, III, 69-73 - Roy, Bouquet académique, p.33-37 - F.Fr.15143, p.460-67 - Arsenal 3128, f°354v-355v - BHVP, MS 639, p.482-85 - Bordeaux BM, MS 700, f°332r-335v- Stromates, I, 511-15