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Relation de ce qui s'est passé à la promotion de l'illustre Saint-Martin (...) le 28 mai 1731. La Haye, chez Gosse et Neaulme, 1721. 18 pp in-12.

Relation / de ce qui s’est passé / à la / promotion de l’illustre / Saint-Martin, / proclamé généralissime du régiment / de la Calotte au château de L*** / le 28 mai 1731 / [Ornement typographique] A La Haye, / Chez Gosse et Neaulme / [filet] / M.D.CC.XXXI.

Le public est assez au fait de la plaisanterie du Régiment de la Calotte, pour qu’on puisse se dispenser d’en donner une définition.

Il est vrai que l’abus qu’on a souvent fait de cette ingénieuse critique, exige une juste explication sur la situation présente du Corps.

Ce Régiment a pris naissance dans le sein de la gaieté et du badinage. Il a reçu son accroissement de la même source, mais il s’est ensuite indignement divisé, et nous en voyons aujourd’hui une partie qui s’est jetée dans la plus injurieuse critique et dans la calomnie la plus atroce.

Ce n’est point de cette partie honteuse, désavouée et proscrite par l’autre qu’il est question maintenant ; c’est de celle qui a conservé la pureté de sa naissance et qui ne saurait jamais lui donner la moindre atteinte. Aymon, qui était à la tête de cette dernière, en a porté le caractère jusque dans le tombeau et il mérite bien que nous y jetions quelques fleurs en passant. Cet homme, naturellement gai et tourné à la plaisanterie, avait imaginé de faire une guerre badine au ridicule, et si ce plan n’avait pas été outré et défiguré comme nous venons de le dire, j’oserais presque avancer qu’il aurait pu avoir de solides effets. Mais tenons-nous-en à l’agréable ; y avait-il rien qui le fût davantage ? Toute la Cour s’en est amusée mille fois, et notre auguste Monarque, à qui Aymon a fait en plusieurs rencontres de ces réponses fines et ingénieuses, qui renferment tout à la fois la louange, le respect et la plaisanterie, n’a pas dédaigné souvent de lui témoigner de la bonté.

M. le Comte de L***, dont la maison est ouverte à toute la France, et même à toute l’Europe, et qui en fait les honneurs avec des façons si aisées et si nobles, était charmé d’y attirer quelquefois le Général, qui devenait un objet d’amusement pour la compagnie ; en sorte qu’Aymon et Saint-Martin y ont souvent, à l’envi, répandu de ces traits remplis de sel et d’agréments. Ce dernier, qui joint à beaucoup d’esprit et à une mémoire extrêmement ornée, une façon singulière de débit et un ton vraiment oratoire, paraissait toujours à Aymon plus propre à représenter, et plus digne par conséquent de la première place ; ajoutez à ce talent de l’élocution, des actions de marque en tout genre, dignes des illustrations les plus brillantes du Corps et des récompenses les plus distinguées. C’est ce qui avait fait imaginer au Général de le nommer Généralissime. Il avait donc confié à M. le Comte de L*** le détail de ce projet et il lui avait demandé avec instance qu’il pût avoir son exécution dans son château. M. le Comte de L***, qui se prête avec bonté à tout ce que ceux qu’il aime désirent de lui, et qui devait mener à L*** une nombreuse compagnie, acquiesça d’autant plus volontiers à cette proposition qu’elle lui présentait l’image d’une espèce de Fête. Aymon de son côté faisait ses préparatifs. Enfin le temps de cette cérémonie était proche ; mais la mort vint l’enlever et interrompre ses judicieux projets.

Cet événement sinistre rendait encore cette promotion plus nécessaire : mais comment l’exécuter ? Tout était dans les papiers d’Aymon ; cependant on était à L***, avec le grand Saint-Martin, et l’occasion était favorable. Heureusement on retrouva une copie du brevet que le Général avait remise entre les mains de M. le Comte de L*** deux mois auparavant. Cette pièce principale suffit ; on imagina les accessoires, et dans les 24 heures la cérémonie fut conçue, réglée et exécutée de la manière dont nous allons le rapporter.

 

Il faut premièrement tracer

Une simple et faible peinture

Du plus beau lieu de la nature,

Où l’Art est venu se placer,

Non pour lui nuire et la forcer,

Mais pour y joindre sa parure.

 

En effet L*** est dans une situation unique ; il est sur une hauteur dont on ne s’aperçoit que lorsqu’on y est parvenu ; ce qu’il y a plus singulier, c’est qu’il est précisément au-dessus de la forêt.

 

Et cette humble forêt abaisse autour de sa tête

Pour ne lui point cacher les objets éloignés,

Et mêle à ses jardins peignés,

Le tapis que forme son faîte.

 

Le château est d’une forme agréable, l’architecture extérieure est noble et ornée, sans être trop chargée ; on y arrive par deux avant-cours, marquées par des barrières et par des arbres, dont les plans sont variés ; la cour du château, qui est vaste et belle, conduit à un fort grand vestibule, que les connaisseurs regardent comme un chef-d’œuvre de l’architecture ; il est ovale dans son pourtour, mais une colonnade de pierre de taille rend carrée sa forme intérieure, et dans chaque milieu des quatre côtés, elle ouvre un portique qui fait l’entrée de la cour, celles du parterre de l’appartement bas et du grand escalier ; ce lieu ressemble parfaitement à un temple antique, dont l’escalier paraît le sanctuaire, car il offre en bas, dans une espèce d’enfoncement, une statue de Bacchus en pierre qui semble être la divinité à laquelle ce lieu est consacré.

 

Et quel dieu plus favorable

Doit présider en ces lieux ?

Le gai Comus y tient table,

Bacchus peut-il trouver mieux ?

Lieux charmants, à vos délices

Il n’est rien à comparer :

Dieux unis, quels sacrifices

Peuvent mieux vous honorer ?

 

Ce fut donc dans ce vestibule délicieux que se passa la cérémonie en question ; car je ne veux pas entreprendre de décrire le reste du château. Je ne pourrais suffire à exprimer les beautés de l’escalier, du salon d’en-haut et de l’appartement du Roi. D’ailleurs le souper fut servi dans ce vestibule, et ce fut à table que se fit la fête.

À l’entremets, M. le Comte de L*** porta pour signal la santé du Généralissime ; chacun aussitôt s’arma d’un verre, se leva et la but. M. l’abbé de Grécourt, qui n’était arrivé que tard ce soir-là et qui ne faisait que d’être prévenu de ce qui devait se passer, lui chanta le couplet suivant qu'il composa sur-le-champ.

 

Sur l’air Jeanneton, l’amour lui-même

Saint-Martin, je te couronne

Des lauriers du dieu Momus.

Déjà tout fat en frissonne

Et tout vice en est confus,

De sel attique

Va parsemant, tant et plus,

La République.

 

Aussitôt fifres et tambours se firent entendre, avec une grande décharge de mousqueterie. Ce bruit subit, auquel Saint-Martin ne s’attendait pas, et l’accord général de tous les convives qui se prêtèrent à tout dans le même moment, comme s’ils eussent été de concert ; tout cela, dis-je, ne lui laissa plus de défense ; il perdit cette modestie sur laquelle il s’était retranché d’abord, prit l’air et le ton de cérémonie ; et quand un des convives se leva pour le haranguer, il lui commanda du ton de Généralissime, de s’asseoir. L’orateur obéit et dit :

 

Monseigneur,

Ce jour avait été marqué, il y a longtemps, par Aymon Premier, de glorieuse mémoire ; vos talents supérieurs, et la célébrité de vos actions avaient déterminé la justice de ce grand homme à vous conférer une place que sa modestie et l’insuffisance des autres avaient jusqu’alors laissée vacante. Confidents de ses desseins sur vous, et dépositaires du Brevet qui les confirme, nous osons vous élever au grade supérieur de Généralissime.

Cédez, Monseigneur, à l’empressement d’un Corps qui ne veut et ne peut reconnaître que vous pour son légitime souverain ; et quoique ce ne soit que par députation que vous en recevez les hommages, soyez persuadé, Monseigneur, que l’authenticité de cette élection dépend moins des États assemblés que de vous-même, puisqu’on peut dire, Monseigneur, que vous êtes tout ensemble le chef et le Corps. Dixi.

 

La harangue finie, les décharges et les fanfares recommencèrent, au bruit desquelles on vint entourer la chaise de Saint-Martin d’un berceau rotatif, de huit pieds de haut et de six de large, fait avec de grandes marottes, ornées de feuilles et de guirlandes, et couronnées de torchères illuminées de bougies ; deux suivants, en même temps, approchèrent, portant chacun un carreau ; sur l’un était la Marotte pour bâton de commandement, et sur l’autre était pour casque, la Calotte ornée de girouettes, de rats, de grelots et de papillons.

Deux convives, entre lesquels Saint-Martin était placé, prirent les deux attributs, l’armèrent Généralissime ; autre salve de mousqueterie et fanfares de tous les côtés ; on apporta le Brevet, aussi sur un carreau. Le Voici :

 

Brevet de Généralissime du Régiment de la Calotte en faveur du grand Saint-Martin.

Le dieu qui de tout temps sur nos têtes préside,

Qui corrige en riant par contre-vérité

L’humaine ridiculité,

Momus, dont la Marotte est vraiment une égide,

Voulant assurer pour jamais

Un chef plus digne à ses sujets,

Chef qui dans un rang plus splendide

Dispense à l’avenir, à tel qui s’offrira,

Grelots, calottes, et cetera,

Monuments éternels d’un mérite sublime ;

Ce dieu donc a nommé pour généralissime

De tout le peuple calotin

Le grave et joyeux Saint-Martin.

Si cet édile militaire1

Avait par maint exploit de réputation

Mérité dès longtemps une illustration,

Il n’avait pas encore tout l’acquis nécessaire

Pour la suprême élection.

Mais depuis il a fait tout ce qu’il fallait faire,

Primo son abdication2

Qu'il voulut donner pour sincère,

Mais qui n’était au fond qu’une feinte, un mystère,

Pour parvenir plus sûrement

À commander le Régiment ;

Car il savait pour un tel grade

Que ses écarts, quoique fameux,

Pourraient passer pour la boutade

D’un jeune cerveau trop fougueux,

Mais pas encore assez malade,

Et qu’il fallait autre incartade,

D’autres titres, et plus pompeux,

Pour l’universelle brigade.

Il abdiqua donc en effet,

Mais chacun fut d’abord au fait

Et l’on n’en fit aucun scandale ;

On vit qu’il mettait par ce trait

Entre lui-même un intervalle

Pour se remontrer plus parfait.

Le voici donc, tel qu’il doit être,

Ayant acquis le droit de maître,

Depuis qu’une assignation

Au grand Albion en présence,

À son concierge, en son absence,

Lui donne une prétention

D’un grand bien et d’une alliance

De si haute distinction.

Mais cette alliance nouvelle

Aurait dérangé sa cervelle

Au point de traiter durement

À son retour un parlement3 .

Or, comme tous ces faits et gestes

Sont des titres plus manifestes

Et d’un ordre plus éminent,

Momus, tant pour ce continent,

Que pour celui de l’Angleterre,

L’établit en paix comme en guerre

Généralissime à jamais

De tous calotins ses sujets.

Veut que tout brevet et calotte

En son nom soient faits désormais

Et qu’il se montre avec succès

Le grand soutien de la Marotte.

Plus, il lui donne pour les frais

D’un état aussi magnifique,

Tous les fonds de la Jamaïque ;

Et pour rendre le tout plus sûr, plus authentique,

Il en veut l’enregistrement

A D… par le Parlement.

Signé Momus, et plus bas Aymon.

 

Les fanfares et les décharges se firent encore entendre ; après quoi on annonça au nouveau Généralissime un député des autres parties du monde, qui venait en leur nom complimenter Sa Sublimité. Elle répondit : qu’il entre. Le député parut ; c’était M. Piron qui s’avança, fléchit le genouil, lui baisa la main et récita pompeusement la parodie qu’il avait faite du premier morceau d’Oreste à Pyrrhus, dans la tragédie d’Andromaque.

 

Avant que l’univers vous parle par ma voix,

Souffrez que j’ose ici m’applaudir de mon choix,

Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie

De voir dans notre chef le défenseur de Troie4 .

Oui, comme ceux d’Aymon, nous admirons vos coups.

Paris trembla sous lui ; Londres a plié sous vous,

Et vous avez montré par une heureuse audace

Que l’ami seul d’Aymon pouvait remplir sa place.

Mais ce qu’il n’eût point fait, Momus, avec douleur,

Vous a vu trop longtemps refuser cet honneur,

Et par un vertigo, rare autant que modeste,

Satisfait du mérite, abandonner le reste.

Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector5  ?

À cet air martial, je crois le voir encor.

Et qui sait ce qu’un jour vous pouvez entreprendre ?

Peut-être chez Pluton on vous verra descendre,

A son sceptre terrible attacher des grelots

Et par-delà le Styx arborer nos drapeaux.

Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?

Votre élévation passe mon espérance ;

Vous aviez contre vous certain air de Caton,

Son flegme, et quelquefois sa sagesse et son ton.

Enfin, du Régiment satisfaites l’envie ;

Guerre, guerre au Chagrin ! Triomphe la Folie !

Perdez son ennemi, qu’il tombe sous vos coups,

Et soit à l’univers inconnu comme à vous.

 

Après que le député des quatre parties du monde eût achevé sa harangue, le Généralissime nous dit qu'il était content de nos hommages, mais qu’il voulait commencer par en rendre grâces à Bacchus, puisque c’était sous ses auspices que la fête était solennisée. Aussitôt il ordonna une marche vers la statue du dieu ; on y alla en file le verre en main. Le Généralissime ferma la marche, soutenu par deux de ses plus chers sujets ; il s’inclina, but et cassa son verre ; on le ramena de la même manière à sa place, entre deux haies que les convives avaient formées, et il permit à tout le monde de se remettre à table : ce fut pour lors qu’il nous fit part des grands desseins qu’il a conçus pour la conduite du Corps et pour les nouveaux statuts qu’il nous promit de produire incessamment ; et ce fut dans ces merveilleux projets que l’étendue et la justesse de ses vœux se firent magnifiquement remarquer et applaudir. Après quoi, il demanda à être conduit dans son appartement. Il y fut mené, soutenu par les deux mêmes favoris, et précédé par toute la troupe, au son des fifres et des tambours. Il trouva son appartement et son lit entourés de la même feuillée ; des marottes et des guirlandes. Il fut déshabillé en grande cérémonie et couché de même. Les salves de mousqueterie et les fanfares recommencèrent ; on alla à son lit tour à tour. On lui baisa la main et on se retira.

Voilà comment fut terminé ce jour à jamais solennel de l’élection du Généralissime Saint-Martin.

 

Puisse un si plaisant badinage,

Enfant de la joie et du vin,

Ramener par sa douce image

La gaieté pure et sans venin

Dont on ne connaît plus l’usage.

 

Couplets

Sur l’air : et plan, plan, plan, etc.

 

Que tout le monde calotin,

Rende hommage au grand Saint-Martin ;

De ce grand corps il est le maître,

Pour tel il s’est fait reconnaître,

A L*** le 28 de mai,

Et certain greffe renommé

En donnera la note :

Et plan, plan, plan,

Gloire au Régiment

De la Calotte.

 

Ce jour à jamais solennel

Mérite un honneur immortel ;

Laissons donc le cercle polaire,

Ne datons plus que du lunaire.

Que par Colombat imprimé,

Tout vingt-huit du mois soit nommé

Le jour de la Marotte6

Et plan, plan, plan, etc.

  • 1A cause des gladiateurs (M.).
  • 2 Il abdiqua en effet il y a quelques années (M.)
  • 3 Il écrivit au parlement de D*** une lettre très singulière, pour laquelle il fut envoyé au Fort-L’Évêque (M.).
  • 4 Ce qui rend en cet endroit la parodie plus juste et plus heureuse, est l’aveu qu’il fit il y a quelque temps de sa première métempsychose. J’étais Hector, dit-il, au siège de Troie, et le désordre de mes reins, qui rend comme on voit ma démarche fort équivoque, vient, hélas, de ce que je fus traîné trois fois autour de nos murailles par ce misérable Achille (M.).
  • 5 Le Généralissime s’écria douloureusement en cet endroit : Mes reins, mes tristes reins s’en souviennent encor (M.).
  • 6 Ceci est un ordre exprès du Généralissime, portant que le 28 de chaque mois, sera spécialement consacré à Momus, en mémoire de son élection, dont l’anniversaire restera toujours fixé au 28 mai de chaque année. Enjoint à Colombat de se conformer dans ses calendriers à la présente ordonnance (M.).

Numéro
$4392


Année
1731 mai




Références

F.Fr.15017, f°15-24 - Lille BM, MS 64, p.148-57


Notes

Au château de Livry, chez le comte du même nom.