A Nos Seigneurs les régents de la Calotte
À Nos Seigneurs les Régents de la Calotte
Nobles Seigneurs,
Je suis sûr que je fais à Vos Seigneuries un présent selon leur goût en leur offrant les Mémoires pour servir à l'Histoire de la Calotte, où l'on trouve les glorieuses et immortelles actions des plus grands héros d'une République dont vous êtes aujourd'hui les Régents. Vous y lirez avec un plaisir digne du rang que vous tenez, j'ose dire, avec un noble attachement qui excitera dans vos cœurs la générosité, le courage des anciens législateurs de cet État ; vous y lirez, dis-je, des choses que la postérité peu crédule ne pourra croire ; des événements1 , où les circonstances les plus singulières, les plus extraordinaires se trouvent soutenues par le feu et le choc des plus violentes passions, les coups les plus bizarres de la fortune. Vous y verrez des profits heureux et des entreprises hardies, que les nations voisines ont essayé d'imiter, favorisées uniquement par un point de vue si gracieux, qu'il formait le plus beau coup d'œil qui soit en tout l'univers. Vous y verrez encore un assemblage merveilleux de talents supérieurs, qui reproduisent dans nos grands hommes tout ce que l'antiquité a jamais admiré dans les calotins de Rome et d'Athènes. Vous y verrez enfin le bel esprit corrigé, le jugement réformé, la raison fardée, les calotins désormais libres des préceptes tyranniques auxquels on avait voulu les assujettir autrefois2 et rendus à leurs premiers goûts.
C'est ici, Nobles Seigneurs, que j'aurais une belle matière à entamer, qui serait la comparaison de l'ancienne et de la moderne calotte ; mais j'en laisse le soin à cet imitateur original, dont la légèreté est ingénieuse dans les matières les plus austères : berger de Cour qui, laissant Virgile bien loin après lui, élève les autres bergers à former des concerts tendres et élégants. C'est lui que la Providence tient en réserve pour perpétuer l'honneur de la calotte moderne3 . Désoccupé de lui-même, seulement ambitieux pour la gloire de l'État, il va désormais négliger le soin de sa personne, qui pourtant nous est si chère et si nécessaire. Mais, tel est le caractère des héros4 . Ils se nourrissent d'émulation ; il faut que leur génie toujours actif5 enfante, exécute les plus nobles, les plus utiles desseins. En est-il de plus noble, de plus utile, que celui de servir l'État6 ? C'est à lui seul qu'il dévoue les lumières de son esprit, pendant qu'il laisse son corps en proie aux rigueurs d'un âge avancé7 .
J'oublie presque les règles données par les grands maîtres de l'art à ceux qui font des épîtres dédicatoires. Il faut donc que j'apprenne à Vos Illustres Seigneuries les prérogatives de votre naissance4 . Vous êtes issus d'une longue suite d'aïeux intendants, conseillers d'État, ambassadeurs, généraux d'armée, prélats de l'Église8 . La nature vous a donné à tous un port noble et majestueux, des physionomies vives, spirituelles et heureuses, qui promettent beaucoup, qui tiennent encore plus qu'elles ne promettent. On lit sur votre front, dans vos yeux, la légèreté de votre génie, les brillants, disons mieux, le feu volage de votre esprit, et que vous ne vous écartez jamais qu'avec dessein, qu'avec délibération de la raison droite et solide. Cependant vous embrassez tout, vous prévoyez tout4 . Sans dégrader l'homme d'État en le faisant descendre jusqu'aux hommes de lettres, vous daignez jeter les yeux sur leurs travaux, vous travaillez même avec eux. Vous êtes leurs mécènes9 , parce que les muses dédaignent de courir après la fortune, qui de son côté se fait un plaisir cruel de les punir de leur mépris ; vous proposez enfin de les réconcilier, de fixer la fortune dans le sanctuaire des muses. Noble émulation, dont il n'y a que les grands cœurs qui soient susceptibles !
J'ai dit, Nobles et Puissants Seigneurs, que vous marchez sur les traces de l'ancien Mécène : j'ajoute que les productions de votre esprit ne doivent rien à celles de ce fameux Romain. Je prends à témoin10 ce génie heureux, qui non content d'allier la connaissance de la nature à celle de la politique, force les muses à venir lui faire la cour au milieu de son abondance, se récrée spirituellement avec elles dans ses magasins, parmi les épiceries et les drogues. Que dirai-je de cet autre seigneur, si connu par sa belle et nombreuse bibliothèque ; mais plus connu encore par les superbes bijoux qu'il a placés prudemment dans les banques étrangères, et par les sages négociations dont il a chargé à cet effet son bibliothécaire, en l'envoyant en Hollande ? Pourrais-je oublier ce président si galant, si passionné ? qui par les chansons ingénieuses témoigne à l'amour qu'il le servira jusqu'au dernier moment de sa vie… à la M… d…' qu'il lui sacrifiera tout ce qu'il a de plus beau et de plus cher. Malheureux amant, qui passe sa vie sur les traces de cette bergère farouche ; malheureux pendant qu'il la poursuit, plus malheureux encore quand il l'a atteinte. Il n'est payé de ses soupirs qu'à coups de pincettes11 . Cependant il lui reste encore un doux regret de ne la plus voir, mêlé du plaisir de l'avoir vue.
Tout jusqu'à la peine est un plaisir pour lui.
Parlerai-je enfin de cet illustre poète dramatique, qui s'est renfermé dans un comique très difficile à manier, d'autant plus difficile que son génie4 l'a conduit au comique qui ne l'est que pour la raison, qui élève une multitude grossière, presque malgré elle-même à rire finement et avec esprit ? Comique dont les règles sont heureusement remplies, plus heureusement encore applaudies au théâtre4 , où les louanges que ce grand poète a reçues n'ont point passé lentement de bouche en bouche, mais sont sorties impétueusement de toutes les bouches à la fois. On sent dans ces comédiens la justesse du dialogue qui fait qu'on se parle qu'on se répond.... De là vient que ses pièces se lisent... Quelle rapidité de mérite ! L'esprit étonné le suit à peine. Le public l'a vu avec regret passer de la poésie12 à d'autres occupations plus élevées, à des affaires d'État, dont il aurait volontiers chargé quelque autre moins nécessaire à ses plaisirs. Sa conduite en Angleterre, où les intérêts de la France lui ont été confiés, a bien vengé l'honneur du génie poétique...
Je m'arrêterais ici Nobles Seigneurs, s'il ne fallait retracer à vos yeux l'image du grand homme dont nous déplorons la perte, qui a eu avant sa mort la sage précaution de vous nommer Régents de l'État. Quelle perte pour la République de la Calotte, que celle de cet illustre généralissime4 ! Elle crut d'abord qu'elle périssait avec lui, mais elle ne prévoyait pas ses grandes destinées.
Il saisissait avec avidité13 tous les moyens d'égaler, d'effacer même les héros les plus renommés d'entre ses prédécesseurs : sa modestie était extrême, elle n'aurait pas même souffert des éloges mérités. Combien donc n'aurait-elle4 pas rougi de ces applaudissements frivoles que nous ne devons qu'à l'erreur de nos semblables ? C'était en vain que les fautes prenaient à ses yeux de nouvelles formes pour lui cacher leurs énormités. Il les pénétrait d'abord, et s'il ne les punissait pas avec toute la sévérité d'un juge, du moins ne les récompensait-il jamais. Abus pernicieux et qui n'est que trop ordinaire en ce siècle. Jusqu'où n'a-t-il pas porté l'exactitude de sa justice ? N'a-t-il pas toujours abhorré ceux14 qui ont un poids et un poids, une mesure et une mesure ?
Je ne dois point oublier la religion du grand Torsac. Il l'eut à cœur dès sa plus tendre jeunesse, et c'est de lui que nous avons dit en cette occasion : pesons le mérite et n'attendons pas les années4 . Nous avons trouvé en lui le savant, l'orateur et un défenseur de la foi ; il portait l'évidence jusque dans les profondeurs de la Révélation. Les pères de l'Église… les saints prophètes… et les premiers confidents du Créateur nous avaient tous parlé pour lui. Peu content d'avoir si souvent et si vivement défendu la religion par l'éloquence de la parole, il la défendit encore par un traité15 où il fixait la raison et affermissait la foi…16 Par l'éclat d'une lumière immense il a dissipé les doutes et les incertitudes… Il met dans la main de celui qui doute un fil sacré, un fil éternel… qui lui aide à sortir d'un labyrinthe d'erreurs… Pour mieux convaincre les incrédules et les réduire à un silence éternel, il leur a laissé la liberté de tout dire.
Je reviens à son désintéressement. Toute l'Europe en a vu des preuves en deux occasions : lorsqu'il refusa si longtemps et si constamment la première dignité de l'État, lorsqu'il supporta sa dégradation avec une indolence véritablement stoïque. Quel malheur pour nous, s'il eut laissé parler plus longtemps sa modestie ! nous aurions été privés de son ministère. Il n'aurait pas brillé dans un poste où nous l'avons vu remplir dignement des devoirs qui devaient un jour contribuer au bonheur des peuples et à la véritable gloire. Il a gouverné avec sagesse et avec édification ; car il avait dans le cœur les principes de l'héroïsme chrétien. Je ne vous entretiendrai pas davantage des perfections, dont la nature avait pris soin de le favoriser. Il faudrait une plume plus savante que la mienne.
Nobles Seigneurs, je serais au comble de mes désirs, si par cet ouvrage je répandais du jour sur vos vertus, qui sont l'appui de l'État : mais Vos Seigneuries sont à la source de la lumière : elles régissent un peuple qui fournit l'univers d'un nombre infini de brillantes bagatelles et de traits d'esprit qui se dissipent en l'air avec un éclat lumineux comme les fusées. Tels sont les brillants et tel est l'éclat majestueux dont vous enrichissez la langue. Tel est l'éblouissant vernis dont vous couvrez les Sciences. Horace, Pétrone, Quintilien avaient parlé de vous plusieurs siècles avant que vous dussiez être. Ce n'est donc que17 pour vous donner une preuve de ma profonde vénération, que je vous présente ce volume, et si j'ose le dire aussi pour vous présenter un cœur pénétré d'un tendre dévouement. Grâces au ciel, je ne porte pas la parole à ces magistrats dont l'effrayante gravité est un spectacle de terreur… Mais je sens que je fais paraître trop hardiment des pensées qu'il me faudrait couvrir d'un respectueux silence. Je finis… Je me fais violence à moi-même, et l'on verra du moins à la tête de mon livre une Dédicace sans éloges : souffrez que je ne vous parle plus que de mon zèle et du profond respect avec lequel je serai toute ma vie,
Nobles Seigneurs,
De vos Seigneuries
Le très humble et très obéissant serviteur…
- 1 Paroles prises de la Relation du Conclave pour l'élection de Benoît XIII. imprimée à Nancy en 1724
- 2 Réponse de M. de Fontenelle au discours Académique de Monsr. Nericault Destouches.
- 3 Discours prononcé en février 1723 par monsieur l'Abbé Houteville
- 4 a b c d e f g h Ibid.
- 5 Paroles prises d'un discours Académique des Jeux Floraux
- 6 Discours cité de l'Abbé Houteville.
- 7 Épître dédicatoire de la vie de Fr. Fiacre.
- 8 Discours de M. Nericault Destouches.
- 9 Pris de l'épître dédicatoire du traité des vertus médicinales de l'eau commune.
- 10 Temple de Gnide.
- 11 Réponse de M. de Fontenelle au discours de M. Nericault Destouches.
- 12 Discours de M. Nericault Destouches.
- 13 - Premier discours qui a disputé le prix d'éloquence en 1723
- 14 Réponse de l'Abbé Mongin à M. l'Abbé de Houteville.
- 15 Réponse de l'Abbé Mongin à M. l'Abbé Houteville.
- 16 Épître Dédicatoire du Voyage de Syrie et du Mont Liban
- 17 Épître Dédicatoire, qui est à la tête du tome IV des S... de etc.
1725, I,[I-XI] - 1732/1735, [I-VIII] Epître dédicatoire -1752, Epître dédicatoire -F.Fr.12654, p.129-38 - F.Fr.25570, p. 3-9 - Grenoble BM, MS 587 (non paginé)