Les calotins anciens. Conte dédié à M. d’Armenonville
Les calotins anciens présentés à M. D’Armenonville
Ainsi que chaque jour a sa fatalité,
Ainsi tout homme a sa folie.
Chacun ne convient pas de cette vérité.
Il n’est extravagance, il n’est fatuité
Qu’on n’excuse et qu’on ne pallie.
Chacun croit le bon sens toujours de son côté.
Mais enfin la folie est et fut le partage
De la nature humaine au sortir du berceau ;
Elle est de tout pays, de tout rang, de tout âge,
De tout sexe, en un mot c’est le commun partage,
Et le plus et le moins, sans règle et sans niveau
En fait toute la différence,
Chez nos voisins ainsi qu’en France.
Par exemple, en lisant ce prolixe narré
Que dira-t-on de l’essor de ma veine
D’oser produire un conte bigarré
Après le fameux La Fontaine ?
Quelles matières, s’il vous plaît ?
Rimes, théologie, économie, histoire,
Politique, morale ; enfin ce répertoire
Vous enseignera ce que c’est.
Dignes matériaux pour faire un joli conte !
J’en devrais, je l’avoue, ici mourir de honte.
Ceux qui ne m’ont point vu, encore moins écouté
Vont dire que je suis quelque jeune éventé,
Et ceux qui sauront mieux mon âge
Me traiteront d’homme peu sage
D’avoir eu la témérité
De vous présenter cet ouvrage,
À vous, bon connaisseur, esprit du haut parage,
Qui dans vos grands emplois n’avez pas le loisir
De prendre quelquefois un innocent plaisir.
Esclave du devoir où l’honneur nous engage,
Où, quand même on serait instruit
Qu’un juste mouvement de ma reconnaissance
À cette offrande m’a conduit,
On blâmerait du moins ma crédule ignorance.
Si le général Saint-Martin,
Chef du Régiment calotin,
Eût connu mon projet, pour prix de mon audace
Parmi ses officiers il m’aurait donné place,
Car les calotins de ce temps
Sont gens qui, manquant de cervelle,
Font toutes choses à contretemps,
Disent quelque sottise ou bien sotte nouvelle
Qui fait rire les écoutants.
Mais ceux du temps passé, dont ici je rappelle
Les faits dans ces folâtres vers,
Sont les gens que jadis on appelait Mouclers,
Dont on pourrait faire une kyrielle.
Le Régiment des calotins
Ainsi n’est pas d’érection nouvelle.
On en vit jadis le modèle
Dans le pays des Florentins,
D’autres disent chez les Napolitains,
Et que ce fut à leur roi Don Alphonse
À qui l’on fit la plaisante réponse
Que je dois rapporter ici.
Le recueil des bons mots au moins le dit ainsi.
Peut-être en divers temps s’est-il trouvé deux hommes
Dont l’un fût du bon mot le premier inventeur
Et que l’autre n’en fût que le réparateur.
Quoi qu’il en soit, je veux l’écrire,
Non pas comme on le voit dans le recueil cité,
Mais avec quelque nouveauté
Dont les curieux pourront rire,
Et tel que mon génie, enclin à la satire,
Dans sa libre naïveté
Me l’a tout fraîchement dicté
Sans pourtant me dire
Et sauf en tout la vérité. [sic]
Certain gaillard, curé dans la Toscane,
Imitateur du Piocanarlotto,
Da monachi forse fallo datto,
Et qui savait plus qu’un homme à soutane ;
Car remarquez qu’en cet heureux temps-là
Il savait du plain chant l’ut, ré, mi, fa, sol, la
Il renonçait à plus haute matière,
Abandonnant la science aux docteurs,
La politique aux princes, aux flatteurs.
Il renfermait politique et doctrine
Dans son grenier, sa cave et sa cuisine.
Ce curé donc, voyant les pas de clerc
Que gens de tous états et de pays divers,
Faisaient souvent à l’étourdie,
Il en fit une liste, y marquant leurs défauts
Et s’en donnait partout la comédie.
Par cent agréables bons mots
Il raillait chacun d’eux et n’épargnait personne ;
Aucun n’était exempt de sobriquet ;
Porte-mitre et porte-couronne,
Tous sans exception trouvaient là leur paquet.
Il n’osa toutefois y mettre le Saint Père
Malgré les mouvements de sa sincérité,
Et sur l’infaillibilité
Jugea qu’il valait mieux se taire
Que de dire la vérité,
Alors pourtant qu’on ne la croyait guère
Peut-être point du tout, et je le croirais bien,
N’en déplaise aux fauteurs des sentiments contraires.
Car peu devant, certain prince chrétien1
Qui tâchait de passer pour un homme de bien,
Avait par ses soldats, brutaux comme corsaires,
Violenté le prince des vicaires2
Avec sa calotine cour.
Tandis que pour tromper les princes d’alentour,
Madrid tremblait du bruit des rigoureuses peines
Dont il voulait punir un pareil attentat,
Il menaçait de loin ses capitaines
De les traiter en criminels d’État,
Ordonnait cependant des prières publiques,
D’austères macérations,
Des jeûnes, des processions,
Où l’on voyait marcher gonfanons, croix, reliques
Pour obtenir du Ciel la prompte liberté
Du Pontife romain, par son ordre arrêté.
C’est une marque assez visible
Que ce prince croyait le pape faillible
Car s’il ne l’eût cru tel, il aurait mieux traité
Son infaillible sainteté,
Et n’aurait pas taché l’histoire
De cette énorme indignité,
Lui qui faisait partout parade et vanité
De ce que l’historien Grégoire
appelle catholicité.
Or ce curé que ci-devant je nomme,
Instruit par sa raison et sa simplicité
De l’oracle ingénu que David a chanté,
Avait appris sur le point contesté
À distinguer dans un seul et même homme
La différente autorité
Du Souverain, Seigneur de Rome,
Et du visible chef de l’Église de Dieu
Selon l’occasion, la matière et le lieu.
Ergo, mais taisons-nous sur la théologie ;
Elle est trop au-dessus de notre entendement.
J’aime à raisonner sûrement
Comme on fait en mythologie
Où le faux et le vrai se prouvent aisément.
Passons donc et courons à notre catalogue
De peur qu’un bizarre censeur
Qui souvent sur rien épilogue
Ne trouve en ce détail un peu trop de longueur.
Charles-Quint se montrait le premier à la vue
Charles-Quint ? Oui ? Quoi, ce grand empereu3
r ?
Il était donc mis là par haine ou par envie ?
Non, mais pour avoir fait la plus haute bévue
Qu’un prince ait jamais fait, même le moins âgé,
Dans une contrainte imprévue.
Comment donc ? C’est qu’il fut assez malavisé,
Après avoir par force extorqué trois provinces
Au plus bouillant de tous les princes4
,
Pour passer sottement, sans sujet, sans soldat,
Dans le milieu de ses États,
Et de s’y enfermer entre quatre murailles.
Charles, de bonne foi, ne méritait-il pas
Après ce téméraire pas
De perdre tout d’un coup, par droit de représailles,
Le fruit de sa valeur et de plusieurs batailles ?
Il alléguait qu’un roi franc et cordial
Avait promis ce surprenant passage.
Mais quoi, cet empereur peu sage
Avait-il oublié, selon le propre usage
De son cœur fourbe et déloyal,
Qu’une parole en l’air est très fragile gage,
Et non pas un devoir royal
Quand il s’agit d’un puissant avantage ?
Il reconnut sa faute en ce pressant danger.
Mais un riche bijou tombé par son adresse
Entre les mains d’une maîtresse5
Le tira d’un pas si glissant.
Ce roi de France y paraissait ensuite
Comme un prince taxé de peu de jugement,
Esclave outré de son serment,
Brave à l’excès, mais manquant de conduite
Pour avoir permis bonnement
Que Charles-Quint vînt traverser la France,
Sans profiter du précieux moment
De son aveugle engagement
Fondé sur une simple et verbale assurance.
Un historien français6
Tâche par certains faits de rendre moins notable
Le pas de clerc du roi français
En accusant son connétable7
.
Il dit que l’Empereur, qui savait bien ruser,
Sut adroitement l’amuser
En promettant toujours qu’au bord de la frontière
Il rendrait, sans manquer, au roi pour le Dauphin
Milan et sa province entière,
Mais qu’en parjure insigne il s’en dédit enfin.
Il dit vrai ; donc François pendant ce long voyage
A pu sortir de son erreur.
Pourquoi donc ne pas faire arrêter l’Empereur
En quelque endroit sur son passage ?
C’était là qu’il pouvait lui demander raison
Des rigueurs de son esclavage ;
Car c’est ainsi qu’on doit appeler sa prison.
Or, sus, sans affecter ni pays ni personne,
Ni double, ni simple couronne,
Tout titre à part, lequel des deux ,tout franc,
Méritait là d’avoir le premier rang ?
Notre curé montra son répertoire
Au grand duc de Toscane sortant d’un grand repas.
Cosme en rit de bon cœur, ainsi que l’on peut croire.
Mais voulant lire un peu plus bas
Il y trouva son nom à la suite des autres.
Alors, prenant un air plus sérieux,
Quels grands défauts sont donc les nôtres ?
Demanda-t-il au prêtre joyeux.
Seigneur, écoutez-moi de grâce,
Répond l’ensoutané, si je l’ai fait à tort,
Si vous ne méritez dans ce volume place
Je suis sûr que vous-même en tomberez d’accord.
Quoi, n’est-ce pas à vous une extrême imprudence,
À mettre en parallèle avec tous ces défauts,
Que d’avoir hasardé sans aucune assurance
Trente mille ducats pour avoir des chevaux ?
Entre les mains de qui ? d’un étranger. Sottise !
Pour aller où ? dans l’Afrique ? Autre sottise encore.
Pendant quel temps ? de paix ? Non de guerre. Bêtise !
Est-ce en billets ? Non, tout en ducats d’or.
Et quatre ! Après cela, trouvez-vous à redire
Que l’on vous ait placé parmi les calotins ?
Ma foi, vous y serez. Un jour vos Florentins
Et bien d’autres en pourront rire.
Mais, répliqua le duc, si ce même étranger
Qu’on sait être à Tunis, arrive sans danger,
Revient d’Afrique en Italie
Avec des chevaux de grand prix
Dont toi-même seras surpris,
Aurai-je fait une folie ?
Mériterai-je alors d’être encore censuré ?
Eh ! mon prince, en ce cas, s’écria le curé,
Pour rentrer près de vous en grâce,
Je vous promets de rayer votre nom
Et de mettre en sa place
Celui d’un maquignon.
1754, V,4-13 - F.Fr.9353, f°220v-224v - F.Fr.12654, p.187-196 - F.Fr.15014, f°185r-194v - F.Fr.25570, p.251-260 - BHVP, MS 663, f°218r-227r - Institut, 647, f°163r-169r - Bordeaux BM, MS 700, f°22v-31v - Lille BMn MS 62, p.273-88 - Lyon BM, MS 754, f°120r-125v
On voit mal la signification du conte, surtout dédié à un ministre en place. Le rattachement à la veine calotine est par ailleurs artificiel. Effet de mode ? En tout cas, il suggère une possibilité d'extension de cette littérature qui ne sera pas reprise par d'autres textes.