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Le Pupitre du Maréchal D’Estrées métamorphosé en journaliste

Le pupitre du Maréchal D['Estrées] métamorphosé en journaliste
Un matin, Jupiter s’éveillant en goguette,
Voulut faire assembler les Dieux :
Mercure sur-le-champ sonne de la trompette,
Il fait carillon dans les cieux
Et retentir l’écho de la voûte azurée.
Tout l’Olympe accourt à ce bruit,
Déesses en coiffes de nuit
Au saut du lit viennent d’emblée
Pour ne retarder l’assemblée,
Et font un poli compliment
À cet auguste Parlement
Sur leur prétendue indécence.
Jupin impatient leur impose silence
Et dit : « Je veux et je prétends
Redonner sans perdre aucun temps
Un journaliste à la Hollande,
D’une renommée si grande
Que Bayle en soit presque effacé,
Que Le Clerc en soit courroucé
Et que tout savant en gémisse.
C’est là mon bon plaisir, vite, qu’on m’obéisse. »
Tout le conseil sans examen
Ne fit qu’un chœur pour dire amen.
Neptune, le premier, d’une voix enrhumée,
Parle ainsi : « J’étendrai sa vaste renommée
Par mon vaste empire des mers
Aux quatre coins de l’Univers. »
Plutus veut seconder Neptune
Et faire à son libraire une grande fortune.
Puis vient le savant Apollon,
Qui le veut près de lui dans le sacré Vallon.
Chaque Muse s’engage à l’inspirer sans cesse,
Mars se lève en jurant et fait une promesse
De le défendre contre tous ;
Minerve promet d’un air doux
De l’orner de science et d’être son amie.
Elle veut qu’à l’Académie
Des Belles-lettres il soit mis,
Et que Fontenelle et La Motte
Viennent pour lui tirer la botte
À son retour de l’Hélicon.
Et la belle Vénus, d’un agréable ton,
Lui promit le grand art de plaire,
Art aux auteurs si nécessaire
Que sans lui tout écrit est fade et dégoûtant,
Et ridicule et rebutant.
Enfin tout est conclu : mais l’auguste assemblée
D’une pensée fut troublée.
Ce fut sur le choix d’un auteur
Propre à mettre à profit ces rares avantages.
Lorsque Momus parut, et d’un air de docteur,
Car on l’eût pris pour l’aîné des sept sages,
Ainsi parla d’un air si sérieux
Qu’il fit pâmer de rire tous les Dieux :
« Suspendez, Messieurs et Mesdames,
L’embarras qui trouble vos âmes.
Je le ferai cesser, pourvu que Jupiter
Écoute mon avis et veuille en profiter.
En visitant les maisons de Paris,
Vrais séjours des jeux et des ris,
De bombance, de bonne chère,
Et d’autre chose bonne à faire.
J’ai vu chez un Seigneur des plus puissants de France,
Un Pupitre tout singulier.
Il avait toute l’apparence
D’un jeune Abbé ; le cas en est particulier :
C’est pourtant vrai », dit-il, non d’un ton ironique
Mais d’une voix et ferme et pathétique,
« L’habitude qu’il a de toucher des écrits
Et des livres produits par maints rares esprits,
Pourront le rendre propre à la métamorphose.
Si Jupiter veut en faire un auteur
Et lui donner et l’esprit et le cœur,
Rien ne peut empêcher la chose,
Et le coup serait admiré.
J’ai dit. » L’avis considéré
Fut trouvé si plaisant que chacun dit : en somme,
Que le Pupitre soit un homme.
Jupiter y consent, l’ordre en est prononcé.
Le Pupitre animé s’avance
Et fait en écolier une ample révérence.
Chaque Dieu paraît empressé
À tenir sa promesse. On la croyait facile,
Mais cette matière inhabile
Dont le nouvel auteur venait d’être formé,
Lui laissa la tête plus sèche
Que ne pourrait être une mèche,
Et rien n’y put être imprimé
Que mainte apparence bizarre.
C’est à ce changement si rare
Que le public doit aujourd’hui
La Bibliothèque Française.
L’Auteur s’en applaudit, on le voit rire d’aise,
Mais chacun a pitié de lui.

 

Numéro
$4073





Références

1725, II, Supplément 14-16 - 1726, 264-267 - F.Fr.12654, p.45-49 - F.Fr.15019, f°78-80 - F.Fr.25570, p.649-652 - Nouv.Acq.Fr. 4773, f°76r-77v - Lille BM, MS 62, p. 257-263