Lettre de S. M. Calotine à l’Eminentissime assemblée du conclave à Rome pour l’élection de Benoît XIII
Brevet de grand maître et inspecteur des bals du Régiment de la Calotte pour le Sieur Mannoury, avocat de M. l’archevêque de Paris
Nous, donneurs de lettres patentes,
À quiconque de ces présentes
Voudra lire le contenu,
Salut et plaisir continu.
La Cour étant bien informée
Par la commune renommée
D’un petit fait très singulier,
Et d’une assez grande importance
Pour que ne voulions l’oublier
Ni le laisser sans récompense,
Savoir que le Sieur Mannoury,
Notre sujet et favori,
Aurait pris des habits de fille,
Puis qu’ainsi métamorphosé
(Ce qu’aucun autre n’eût osé)
De la façon la plus gentille,
Se serait montré certain jour
Dans le jardin du Luxembourg,
Et que traversant les allées,
Aurait essuyé les huées
Du peuple qui le reconnut,
Mais ne devina point
Le but d’une pareille mascarade
Faite en publique promenade.
Nous donc, pour accabler d’honneurs
Cette action plus qu’héroïque,
Nonobstant toutes les clameurs
D’une injurieuse critique,
Voulons et nous plaît ce qui suit,
Tout ainsi qu’il sera déduit.
Pour soutenir le ridicule
Dont nous faisons profession,
Et de plus notre intention
Étant de donner à la Bulle,
Fête nocturne, autrement bal,
Et ce le prochain carnaval,
Afin que tout y soit dans l’ordre,
Qu’aucun sur nous ne trouve à mordre
Et ne fasse charivari,
Nous établissons Mannoury,
Inspecteur en titre d’office
De tous les bals du Régiment
Pour en maintenir la police ;
Lui défendons expressément
De résigner ce bénéfice
Si ce n’est de notre agrément.
À ses qualités personnelles
Avons aucunement égard
Et lui connaissons ce grand art
De travestir en demoiselles
Ayant menton rasé, teint frais,
Des hommes passablement laids ;
Rien n’est tel que l’expérience,
Mannoury l’a ; c’est notre fait.
Pour exécuter le projet
Du bal susdit avec décence,
Voulons qu’il donne tous ses soins :
Momus qui souvent nous visite,
Promet qu’un peuple de témoins
Jugera de la réussite ;
Et si la fête par malheur…
Mais ce sont des terreurs paniques,
Tout ira bien, et l’inspecteur,
Né pour les actions comiques,
Nous fera voir qu’il est jaloux
De son honneur autant que nous ;
Dans les doctes livres des fées
Qu’il aille puiser ses idées ;
Que de son cerveau démonté
La grotesque fécondité
Enfante des métamorphoses,
Et qu’un bizarre arrangement
Sans dessein, sans raison, sans cause,
Choque partout le sens commun,
Hôte chez nous très importun.
Nous aimons l’extraordinaire,
L’extravagant, l’imaginaire.
Le mari peut ,en certains cas,
Prendre les habits de sa femme,
Et le Monsieur devenir Dame,
Étant louable en nos États
De paraître ce qu’on n’est pas.
Sur cette mode salutaire
Interrogez abbés, prélats,
Qui seraient aujourd’hui bien bas
S’ils n’avaient su se contrefaire.
La Folie autorise tout,
Et la Folie est embullée,
Ou bien la Bulle est affolée ;
Aussi lui donnons le haut bout
Dans notre prochaine assemblée
Sur un trône orné de rubans
Et bigarré de faux brillants.
La Dame, assise et bien vêtue,
Dira : je suis partout bien reçue.
Après avoir craché ces mots
Elle baisera sa marotte.
La Bulle serait une sotte
D’en dire plus : tous ses dévots
S’expliqueront assez pour elle,
Sauf à dire bien des rébus ;
Mais nous protégeons les abus,
Et la cour à cette donzelle
Jusqu’à la fin sera fidèle ;
Ainsi le veut notre intérêt.
Après ces petits préambules
Chacun ira baiser les mules
De la Reine qui se repaît
De chimères et de formules ;
Alors on ouvrira le bal ;
Mannoury pour la bienséance
Lui faisant un peu violence,
La prendra sur son tribunal
Avec la même gravité
Qu’il siège à l’Officialité,
Et tous deux se mettront en danse.
Tous les masques à ce signal
Hurleront, feront la tempête,
Les rats iront de tête en tête,
Sauteront, cabrioleront ;
On fera des danses en rond
Au son rauque de nos trompettes,
Au bruit confus de nos sonnettes,
Et tant la Bulle dansera
Que le Diable l’emportera…
Qu’avons-nous dit ? La politique
Défend un pareil pronostic,
Un événement si tragique
Ne doit pas aller au public !
Hélas ! le livre fatidique
Nous fait trembler pour l’avenir.
Viendra pour nous un temps critique
Où de notre empire bullique
On n’aura que le souvenir.
La sagesse, notre ennemie,
Doit un jour prendre le dessus ;
Nous serons couverts d’infamie,
La calotte ne sera plus,
S’entend la calotte embullée,
Car la Calotte subsistait
Avant la Bulle, c’est un fait
Incontestable, et sa durée
À la Bulle n’est point fixée.
Préparés à tout accident,
Au Sieur Mannoury cependant
Faisons des honneurs insolites
Pour l’engager à nous servir
Et nous faire des prosélytes,
C’est le moyen de réussir.
Outre l’intendance des masques
Bals et déguisements fantasques
Dont nous l’avons déjà pourvu,
Voulons qu’il ait un revenu
Assigné sur chaque visage,
Qui du vermillon fait usage ;
Le droit sera de six deniers
Calotins et sur les paniers
Il sera prélevé finance
Pour subvenir à la dépense
De sa maison et de son train.
Item, que les modes nouvelles
De lui ressortissent en plein,
Qu’il fournisse tous les modèles ;
Et qu’en arbitre souverain
Il décide les bagatelles
Qui barbouillent tant de cervelles
Parmi le sexe féminin ;
Les Dames et les Demoiselles
Comparant à son tribunal,
Voulons qu’il soit vêtu comme elles ;
Autrement cela siérait mal.
Comme une longue chevelure
Serait nuisible à sa parure,
Ordonnons qu’il sera rasé,
Sauf à mettre pour la figure
Entre son chef et sa coiffure
Un bichon de clinquant frisé.
Item, qu’une grosse pelote
Lui pende dessous le menton,
Attachée avec un cordon
Qui lui serrera l’épiglotte.
Un maître de bal calotin,
Où Dieu sait comme on se ballotte,
Doit toujours avoir à la main
Épingles prêtes à dessein
De réparer en diligence
Les désordres que fait la danse.
Lui faudra de plus un bouffant
De vingt pieds de circonférence ;
Le reste de l’ajustement
Nous le laissons à sa prudence.
Son bâton de commandement
Doit être une grosse quenouille,
Moins grosse pourtant qu’une andouille.
Aux deux bouts seront deux grelots
Et des sifflets, petits et gros,
À l’effet d’imposer silence
Aux femmes de son audience.
Jamais elles n’ont que des mots ;
Et si… Mais notre Cour radote.
En vérité nous sommes fous
De n’avoir point mis de calotte
Sur cette tête de linotte.
Eh, Momus, à quoi pensez-vous ?
Décidé qu’il en aurait une,
Belle et de taille non commune ;
Et de notre oubli sur ce point
Mannoury ne se plaindra point.
Sa calotte aura le diamètre
D’un parasol. Un teint vermeil
Ne doit jamais se compromettre
Avec les rayons du soleil ;
Cet ornement digne de marque
Sur un coussinet bien posé,
Pour que son chef n’en soit lésé,
Lui donnera l’air d’un monarque
De Siam échappé d’un écran
Ou de quelque caïmacan.
L’invention n’est pas mauvaise,
Et notre Cour en est fort aise.
Pour mettre le comble aux honneurs,
Prérogatives et faveurs
Dont le dieu Momus l’a cru digne.
Aussi, pour illustrer le nom
Dudit Sieur, Calotin insigne,
Voulons que son buste en carton
Se trouve chez les travailleuses
Pour chef de femme, et les coiffeuses,
Mais surtout celles du Palais,
De sorte que l’on puisse dire,
En jetant un éclat de rire :
C’est Mannoury, voilà ses traits,
On l’aura mis là, tout exprès,
Pour éterniser la mémoire
De la personne et de l’histoire.
Fait à Paris, l’an que les rats
De Sa Majesté Calotine
Se sont emparés des prélats,
Assemblés plus pour la cuisine
Que pour le bien du clergé
Qu’ils ont parfaitement grugé,
Se trouvant partout à leur aise,
Excepté dans leur diocèse.
1754, V,42-50 - F.Fr.10475, f°325-330 - F.Fr.12655, p.119-28 - F.Fr.15015, f°59r-66r - F.Fr.15144, p.197-214 - F.Fr.25570, p.555-64 - Nouv.Acq.Fr. 2485, f°148r-153r - Nouv.Acq.Fr. 4773, f°14r-18v - Stromates, I,32 - Lille BM, MS 64, p.107-22
Il paraît un nouveau brevet de la Calotte contre M. Mannoury, avocat des jésuites: Où la Bulle tant dansera / Que le Diable l’emportera, / Dit le brevet (Stromates, I,32)