Aller au contenu principal

Harangue faite à l'ouverture des Etats généraux du Régiment de la Calotte assemblé au champ de Mars le dix-huitième de la seconde lune qui est le quinzième mai de l'année du Régiment sept mil sept cent vingt et un par le sieur de Margeret capitaine aux ga

Harangue faite à l'ouverture des États généraux du Régiment de la Calotte, par le sieur de Margeret, capitaine aux gardes françaises1

Très hauts, très excellents et très magnifiques seigneurs, j'ai l'honneur de parler devant la plus auguste assemblée qui se soit tenue depuis la fondation du Régiment, c'est-à-dire depuis celle de ce monde, quoique je sois incirconcisus labiis abheri et nudius tertius et même depuis bien plus longtemps, car je ne me souviens pas d'avoir jamais su parler. Après tout je défierai bien M. de Montafilan, mon collègue, de sentir mieux que moi ni même les plus fameux orateurs de l'antiquité, car je rencontre dans cette occasion tout ce qui est capable de déconcerter l'orateur le mieux ferré, la plus majestueuse de toutes les assemblées, où je vois réuni tout ce qu'il y a de plus grand et de plus relevé dans l'univers à l'affaire la plus importante et la plus délicate qui ait jamais été traitée dans aucun tribunal, seule affaire capable de mériter d'être portée aux États généraux du Régiment, qui ne pouvaient aussi être convoqués que pour une affaire de cette importance. Il y a aujourd'hui quinze jours, Messieurs, que l'ouverture de ces augustes États généraux se devait faire, mais on en ordonna la prorogation au présent jour, quinzième de mai, en conséquence d'une requête présentée à M. le Président par l'illustre accusé que vous avez à juger, qui demanda délai de quinzaine, tant pour achever de mettre en état ses défenses que pour se procurer le temps de recevoir la visite que M. l'ambassadeur de la Porte ottomane était chargé de lui rendre par le souverain des musulmans, son maître.

Philippe-Emmanuel de Torsac, Messieurs, votre généralissime, est à présent votre prisonnier, remis volontairement à la garde de vos trabans. C'est de votre décision qu'il attend son sort, son trône vide et enveloppé de ce tapis couleur de singe mourant vous remet incessamment devant les yeux que, de votre chef il est devenu votre client, et que vous êtes ici assemblé pour le juger. Oui, Messieurs, vous êtes ses juges et c'est ici la base de la hiérarchie du Régiment. Tout emploi s'y confère au mérite et on suppose en élevant un particulier à une dignité du corps, qu'il ne fera rien par la suite qui donne lieu de se repentir du choix fait de sa personne ; mais s'il vient à se mal comporter, c'est à ceux qui l'ont élevé à prendre connaissance de sa conduite, d'écouter les plaintes faites contre lui, entendre sa défense, puis porter un jugement définitif pour sa justification ou pour sa condamnation.

Entre cent trente-trois chefs d'accusation portés contre le généralissime Torsac, dont M. le chancelier a fait cette grosse liasse que vous voyez passée entre sa soutane et sa ceinture, le plus important est sans doute la plainte rendue par les trois [sic !] magnifiques seigneurs, Isidore-Théophile Aymon, général du Régiment, et Amédée-Paul-Achille de Saint-Martin, lieutenant colonel du Régiment et chef de la brigade des gladiateurs.

Ces trois fermes appuis du Régiment se plaignent, avec la douceur qui leur est commune, que le généralissime, le quatre de la lune de décembre dernier, dans un conseil qu'il tint sans en avoir donné avis à personne, les qualifia de ses lieutenants généraux et, moment après, les déclara interdits de toute fonction, avec défense de les reconnaître ni s'adresser à eux sous peine de désobéissance. Après quoi il sortit brusquement, monta à cheval et alla sans débrider à Pontoise, au bâtiment de son écurie. Mais on me dit avant-hier que l'on ne lui voulait plus lui avancer de plâtre. Ces illustres interdits protestèrent dès le lendemain contre le décret du généralissime, en appelèrent aux futurs États et ayant fait insinuer leur protestation, la firent le lendemain respectueusement signifier au généralissime, parlant à sa personne par Millet, huissier en chef du Régiment, en habit de cérémonie.

Vous voyez, Messieurs, qu'au moyen de l'appel aux futurs États, l'interdit n'a point eu lieu et qu'il est vrai de dire que les deux plaignants ont toujours été en droit de faire leur fonction jusqu'au moment qu'ils viennent de sortir de votre présence pour attendre votre décision ; aussi est-ce sur leurs mandements, en forme de lettres circulaires, que ces États ont été convoqués, et c'est à leur poursuite et diligence que les officiers du Régiment dispersés en Asie et dans tout le Levant, sont arrivés assez à temps pour prendre place ici, avec leurs frères d'Europe.

Je trouve, Messieurs, que les deux chefs de plainte se réduisent à un seul point, c'est de constater de la qualité des plaignants. Car s'ils sont lieutenants du généralissime, il a juridiction personnelle sur eux et peut par conséquent les interdire ad nutum, c'est-à-dire sans l'arrêt du conseil proprio motu, sans en devoir alléguer d'autres raisons, sinon pro rationis voluntas, comme fit il y a quelques années un prélat à un prieur de moines.

Mais si les plaignants sont lieutenants généraux du corps, le généralissime n'a point de juridiction arbitraire sur eux, et il doit être comptable de sa conduite envers eux aux États du Régiment ou à des commissaires nommés par eux.

Nous ne trouvons dans nos registres rien qui puisse appuyer les prétentions du généralissime Torsac, pour la subordination qu'il prétend introduire ; nul exemple d'officier destitué du chef du généralissime, nulle affaire même de quelque importance décidée par lui seul ; il y a peu d'années, qu'étant question de faire le procès au capitaine des gardes de la porte des Petites-Maisons, l'affaire ne fut pas trouvée indigne d'être portée au conseil du Régiment ; le jugement s'en fit dans les formes, et son arrêt, rendu sur rapport, arrêt motivé, lui fut signifié dans toutes les règles, parlant à sa personne.

Je rapporterais cent autres exemples arrivés de nos jours, mais je m'en tiendrai à un qui n'est pas ignoré de M. le chancelier puisqu'il y jouait le grand rôle. Son nom seul, Messieurs, vous met au fait. À ces raisons positives, j'en joindrai encore une négative. La voici.

Si les grands officiers du régiment étaient les lieutenants du généralissime, à sa mort tout pouvoir expirerait, et ils rentreraient dans les brigades d'où il les avait tirés. Mais jamais cet usage n'a eu lieu dans le Régiment. De tous les temps, le généralissime venant à manquer, le général, et en son absence le lieutenant-colonel, a pris le rênes du gouvernement, a convoqué le conseil, y a présidé, a signé les expéditions, en un mot a toujours représenté en toute occasion, tant que le siège a été vacant ; et cette sage maxime a été établie par nos auteurs, qui sentaient à merveille quelle confusion serait celle d'un corps ausi vaste que celui-ci s'il n'y avait pas toujours à la tête un homme qui pût agir Tanquam potestatem habent ; un homme caractérisé, un homme de confiance, toujours en place pour soutenir l'honneur et les intérêts du corps et pour le convoquer légitimement dans le besoin. C'est vous en avoir assez dit, Messieurs, et pour vous convaincre qu'approuver la conduite du généralissime Torsac, c'est donner atteinte aux usage du Régiment, ou pour mieux dire en renverser les lois fondamentales, base respectacle, et qui depuis soixante et dix-sept siècles et plus soutiennent ce vaste et prodigieux édifice. Mais il y donne atteinte à ces sages constitutions, il a bouleversé ces précieux fondements, autant qu'il a dépendu de lui. De quel oeil donc, Messieurs, le regarderez-vous, quelle différence trouverez-vous entre lui et le plus grand ennemi du Régiment ?

Tout l'univers attend votre décision avec impatience, mais je m'aperçois que la vôtre n'est pas moindre pour être à la fin de ma harangue.

Vous avez tort, Messieurs, ma harangue et belle et bonne ; car on me l'a fait payer comme telle, et jamais un bon discours n'est trop long, si ce n'est en matière de sermon de la Cène. Monsieur le chancelier, vous feriez bien mieux de me donner attention et de me faire prêter silence que de vous amuser à dessiner sur le sable les fortifications de Toul avec votre bâton.

Messieurs, Messieurs, faites donc faire silence, sinon vous n'oserez de me taire [sic] ; mais le bruit ne fait qu'augmenter ; qu'il est désagréable qu'on ne veuille pas écouter un orateur qui parle et qui parle bien. Ah, que vous y perdez, car j'avais soixante et dix-sept traits à vous citer, dont quatre ou cinq venaient à merveille ad rem ; ils sont tirés de l'histoire des Turcs faite par Cal Cal Cal… Hé là, comment diable appelez-vous cet historiographe, Calcon ? Calcondile ? Oui, c'est Calcondile. Ah, que c'est une belle histoire, que cet homme écrivait bien. Je ne me souviens plus de quel diocèse il était ; qu'il serait fâché, cet honnête homme, s'il vivait encore, de voir qu'on ne voulût pas écouter des citations de sa façon. Eh, Messieurs, de grâce, une petite heure d'audience, un quart d'heure, que je vous en cite seulement une vingtaine, une douzaine ; vous serez charmés d'entendre ces beaux morceaux ; mais c'est du temps perdu, Messieurs ; je suis tout en feu, vous voyez que je m'égosille et vous ne voulez pas compatir à ma peine, je suis à la nage, je suis comme les louveteaux dont parle le poète faucibus siccis et successimini, mais hélas, nos commus sardio. Ah si j'avais mes poumons de vingt ans, si nunc ofret illa juventum. Je criais comme un nouveau Mentor [sic], et je me ferais bien entendre, mais je vois bien que les parties extérieures de l'orateur me manquent, Messieurs, je m'en vais finir, mais pour l'honneur du Régiment, songez à me placer au plus tôt. Mettez-moi dans mon coin de repos, j'en ai grand besoin ; donnez-moi un gouvernement, un commandement dans un domaine, fût-ce celui d'une île, j'en serai content et je prierai Dieu pour vous autres, et pour celui qui me remplacera, à ce qu'il plaise au Ciel lui conserver, augmenter et affermir la voix. J'aperçois mon frère l'abbé. Aurait-il songé, comme je le lui ai dit ce matin, à m'apporter une chemise blanche dans sa poche ? Messieurs, mais Messieurs, Messieurs. Je parie que vous allez tous vous taire. Dixi, dixi, dixi, dixi, dixi, dixi, dixi, dix, dix…

  • 1Harangue faite à l'ouverture des États généraux du Régiment de la Calotte assemblé au champ de Mars le dix-huitième de la seconde lune, qui est le quinzième mai de l'année du Régiment sept mil sept cent vingt et un, par le sieur de Margeret, capitaine aux gardes françaises, maréchal de camp, l'un des orateurs dudit Régiment.

Numéro
$4497





Références

Mazarine, 3971, p.170-91 - Bordeaux BM,MS 700, f°484v-496v