L’abatteur de noisettes
L’abatteur de noisettes
Conte
Au temps jadis vivait une princesse,
Belle, jeune, bien faite et de plus sa maîtresse.
Ses grands États ainsi que sa beauté
De cent princes rivaux piquaient la vanité.
Chacun aspirant au bonheur de lui plaire,
Y mettait tout son savoir-faire.
Pénélope jamais n’eut plus brillante cour.
Quelque nouvel amant s’y rendait chaque jour.
Rien ne fut oublié pour faire sa conquête :
Politiques, talents, présents, galantes fêtes,
Tout fut mis en usage. On le peut bien juger :
L’amour ambitieux ne sait rien ménager.
Zéline, c’est le nom de notre souveraine,
Ne voulait au hasard se former une chaîne.
Non que pour l’hyménée elle eut aucun dégoût ;
Mais il faut lentement se dépêcher en tout.
Peut-on de cet avis faire un meilleur usage
Que pour conclure un mariage ?
Elle voulait, à parler sans détour,
Un prince habile au jeu d’amour,
Et sans se faire un vain scrupule
D’un qu’en dira-t-on ridicule,
Quand l’un d’eux lui plaisait pour être son mari,
Il faut lui disait-elle, adopter le parti :
Douze fleurons composent ma couronne.
C’est à ce taux que je la donne :
Douze exploits amoureux, en douze heures de temps,
Nous rendront tous les deux contents.
Les meilleurs combattants, l’un après l’autre en lice,
S’armèrent ; l’un de force et l’autre d’artifice.
Tel aurait pu gagner sans faire de marché
Qui, de la peur de perdre ou du gain trop touché,
Demeure court dans sa carrière.
L’un se rend près du but, l’autre reste en arrière.
Nos amants consternés défilent peu à peu.
Zéline gagnait seule et conservait l’enjeu.
Elle croyait déjà, sensible à cette gloire,
Joindre à ce doux plaisir celui de la victoire,
Quand le Prince Fernand, au bruit de ce défi,
Arrivant à la cour, accepta le parti.
Jamais mieux fait ne parut devant elle.
Belle taille, teint brun, noire et vive prunelle,
Beaux cheveux, bien planté, l’air noble, audacieux,
À pied comme à cheval, adroit et vigoureux.
D’un air de conquérant il aborde Zéline.
Madame, lui dit-il, plus je vous examine,
Moins je conçois qu’aucun de mes rivaux
N’ait pu jusqu’à ce jour couronner ses travaux.
Si je suis du combat à vos yeux jugé digne,
Je compte que demain, de cette palme insigne
Je me verrai couronner par l’Amour.
SI vous me secondez, c’est trop d’un demi-jour.
Zéline en le voyant se sentit l’âme émue,
De crainte, d’amour combattu.
Jusqu’à ce jour, Prince, qu’avez-vous fait ?
Dit-elle, en rougissant de honte et de regret.
Si d’être mon vainqueur vous vous sentez capable,
D’être venu si tard, vous êtes bien coupable.
D’où vient qu’à cet aveu mon cœur est sans effroi ?
Qu’il est doux ce triomphe, et pour vous et pour moi !
Si l’Amour vous couronne, et s’il faut que je cède,
L’Amour a fait le mal, il en fait le remède.
Par Zéline et Fernand le dédit fut signé,
Et pour deux jours après le combat assigné.
Tous deux également remplis de confiance,
Attendirent le temps avec impatience.
Enfin, le soir venu, s’animant au combat,
Ils ne songèrent plus qu’à finir le débat.
Ici le conte m’embarrasse.
Ami lecteur, faites-moi grâce.
Je crains, ou d’en trop dire, ou d’en dire trop peu.
Si faut-il bien tirer mon épingle du jeu.
Que n’ai-je le talent du fameux La Fontaine !
Son tableau cependant lui coûtait quelque peine.
Mais poursuivons le mien. Sous les quatre rideaux,
L’Amour, juge des coups, tenait douze flambeaux.
Il en éteignit un à chaque exploit du Prince,
Qui gagnait à chaque heure un bon coin de province.
Comme onze heures sonnaient, il en gagnait autant,
Mais si de deux à trois on avance aisément,
De neuf à dix on ne va pas de même.
De onze à douze, O dieux ! quelle distance extrême !
Ainsi Fernand, languissant, abattu,
Ranimait de son mieux sa mourante vertu.
Tous deux, à même frais, allaient de compagnie,
Jamais il ne se vit plus égale partie.
Fernand, qui n’en voulait avoir le démenti,
Se représente assez mal rétabli.
Il avait de lui-même un peu de défiance.
Il comptait sur Zéline et sur sa diligence.
En effet, midi sonne, et toute seule au port
Zéline arrive et dit : Prince, vous avez tort.
Vous-même jugez-vous. N’ai-je pas l’avantage
De la vitesse et du courage ?
Le Prince au fond du cœur sentait un grand dépit.
Au défaut de la force, il employa l’esprit.
Princesse, lui dit-il, jugez vous mieux vous-même.
Vous condamnez à tort un Prince qui vous aime.
Votre grand écuyer, s’il vous sert en chemin,
Doit-il vous devancer ou vous donner la main ?
Si quelque part vous faites une pose,
Il reste à vos côtés. J’ai fait la même chose.
J’ai pu vous prévenir, mais par humilité,
Vous voyant demeurer, je me suis arrêté.
Pendant ce compliment, l’heure fatale sonne.
Je veux finir. Zéline aussitôt m’abandonne.
Est-ce là, ma Princesse, agir de bonne foi ?
Occupé de vous seule, hélas ! pensai-je à moi ?
Quoi, vous me punissez de trop d’exactitude ?
Cessez de vous noircir de tant d’ingratitude !
Comme après la bataille on dépeint le dieu Mars
Qui porte sur Vénus mille tendres regards,
Et la mère d’Amour qui l’agace et badine.
Ainsi firent alors Dom Fernand et Zéline.
Terminons, lui dit-elle, un si tendre débat.
Nous nous ferons juger par le conseil d’État.
Que chacun de nous deux aujourd’hui se repose,
Demain, si je le puis, je défendrai ma cause.
Notre couple amoureux passe la fin du jour
À se remettre un peu des fatigues d’Amour.
Le lendemain matin, pour fait de conséquence,
Le Conseil est mandé ; Zéline prend séance,
Elle expose en deux mots l’affaire en question.
Grands assemblés ici, faites attention.
Quoiqu’à vous je m’explique avec allégorie,
Le cas m’est important, ce n’est plaisanterie.
Dans peu vous le verrez, chacun selon les lois,
Le fait bien entendu, vous donnerez vos voix.
Lisette dans son champ où régnait l’abondance,
Avait un noisetier de très belle apparence.
Ne pouvant seule atteindre à son fruit déjà mûr,
Elle appela Lucas, et lui dit : Es-tu sûr,
Frappant de ton bâton douze fois cette branche,
D’abattre une noisette à chaque coup de manche ?
Si je le fais, dit-il, qu’aurai-je pour présent ?
Tu prendras, dit Lisette, et mon arbre et mon champ.
Lucas tout aussitôt prenant bien sa mesure,
Pour frapper douze coups choisit bien sa posture.
Une noisette tombe à tous les coups portés.
Lucas à la douzième arrête et dit : comptez.
Lisette à chaque fois la noisette ramasse,
La met entre ses dents et, rougissant, la casse.
Voyant que la douzième était vide en dedans,
Elle fait à Lucas de mauvais incidents.
L’autre, de son côté, la traite de parjure.
Décidez qui des deux a gagné la gageure.
Le Conseil, bien instruit de l’histoire du jour,
Décide pour Lucas, comptant faire sa cour.
Je signe avec plaisir la sentence donnée,
Dit Zéline au Conseil. Lisette condamnée,
Non plus que moi, n’en appellera pas.
Fernand peut vous conter ce que c’est que Lucas.
Il le connaît mieux que personne.
Je lui donne ma main, mes États, ma couronne.
Que l’on fasse au plus tôt l’appareil de l’hymen.
Tout le monde content, se lève et dit amen.
C’est ainsi, ce dit-on, qu’un Habsbourgeois peu riche
Emporta le Tyrol dans la maison d’Autriche1
.
- 1 On sait que le mariage projeté entre Zéline et Fernand n’a pas eu lieu, et que Zéline a depuis eu plusieurs autres amants, dont quelques-uns ont fait fructifier le noisetier. Zéline est la Czarine (M.).
1735, IV,3-12 - 1752, IV,1-9