Requête du Sieur Polichinelle à Messieurs de l'Académie Française
Requête du Sieur Polichinelle
à Messieurs de l’Académie Française
Supplie avec humilité
Polichinelle si vanté
Dans le préau et dans la foire,
Lieux où tout célèbre sa gloire,
Où ses lazzis divertissants
Font rire les honnêtes gens,
Qui du lundi font le dimanche,
Et dont pour le jeu le goût penche,
Disant que les comédiens
Qui dans l’État sont des vrais riens,
Ayant, malgré leur ignorance,
qu’égale leur vaine arrogance,
Été reçus dans ce grand corps
Qui du langage a les trésors,
Décide des belles pensées,
Et juge les têtes sensées
Au tribunal du grand, du beau,
Et produit toujours du nouveau :
Il est juste qu’il ait sa place
Sur ce respectable Parnasse,
Attendu que comme farceur
Il peut prétendre au même honneur.
Offre pour ce Polichinelle
Qui veut en tout prouver son zèle
Au corps académicien,
Les bonnes places dans le sien,
Promet de le faire bien rire
Et même parfois de l’instruire ;
Les brodequins et les sabots
Ayant pour ce des droits égaux,
Messeigneurs de l’Académie,
Polichinelle et ses acteurs,
Vous deviendrez ses protecteurs
Avec vous il deviendra souple,
Vous et lui ne serez qu’un couple,
Au lieu que ces héros faquins,
Du parterre vils baladins,
Qui font corps dans votre assemblée,
Prétendraient l’emporter d’emblée,
Et se croyant les rois qu’ils font
Sur vous avant peu primeront.
Quelle honte pour la noblesse
D’admettre à son rang la bassesse !
Quelle honte pour des prélats
D’avoir avec eux des pieds-plats,
Qu’eux-mêmes ils excommunient
Et que les fidèles renient
Comme inobservateurs des lois
Dont l’Église soutient les droits,
Et qui, pleins de l’esprit des autres,
Enverront vos avis aux piautres [sic]
Et décideront hardiment
Comme l’auteur le plus savant !
Mais pour le Sieur Polichinelle,
Il sera toujours plein de zèle,
Et comme inférieur à tout
Au bon sens soumettra son goût ;
Loin d’imiter tel personnage
Qui comme certain geai peu sage
prit les plumes de plusieurs paons
Voulant briller à leurs dépens.
Polichinelle sans prétendre
Au rang que chez vous peuvent prendre
Les comédiens suffisants
Ne demande que les bas bancs,
Se reconnaissant pour externe
Dans ce corps que tout Paris berne,
Depuis qu’il a pris pour égaux
Les Dufresnes et les Quinaults,
Qui, sur une simple scellette,
L’œil baissé, la bouche muette,
Devant vous devraient être mis
Comme devant juges commis
Pour corriger leur ignorance
Et réprimer leur insolence.
Ce considéré, sans tarder,
Il vous plaise de l’installer
ou de renvoyer ses confrères
Qui, peu propres à vos mystères,
Deshonoreront votre emploi
Que protège un auguste Roi.
Ce faisant, vous ferez justice,
Vous empêcherez qu’on agisse
En faisant courir des brevets
Qui pour vous exprès seront faits
Sans faute, et ce dans la huitaine,
À compter de cette semaine.
1754, V,141-144 - Clairambault, F.Fr.12704, p.237-38 -Maurepas, F.Fr.12633, p.149-52 - F.Fr.10476, f°184 -F.Fr.15146, p.323-29 - Stromates, I, 176-79 - BHVP, MS 602, f°283v-284v - Gastelier, IV,1, p.537-38