Brevet de surintendant des jardins du Régiment, en faveur du Sieur Le Maître, ci-devant curé de Joinville
Brevet de surintendant des jardins du Régiment,
en faveur du Sieur Le Maître, ci-devant curé de Joinville
Nous, Saint-Martin, premier du nom,
Par la grâce du dieu grotesque
Général de la gent burlesque
Que commandait le grand Aymon,
À tous sujets de cet empire,
Grands, moyens et petits, salut.
Savoir faisons que notre but,
En dépit qu'on en puisse dire,
Est d'y cultiver les beaux-arts,
De façon qu'au temps des Césars
Rome ne fut mieux gouvernée.
Si notre empire a du renom,
S'il a crû comme un champignon,
Nous ne devons sa renommée
Qu'au prédécesseur vigilant
Qui sut très bien en badinant
Établir dans notre milieu
Une si risible police,
Un si bouffon gouvernement
Qu'on y voit des gens de tout âge,
De tous ordres et de tous états
Vouloir mériter l'avantage
D'être décoré de nos rats.
Le même zèle nous anime ;
Nous imiterons la maxime
Qui se pratiquait avant nous,
Voulant procurer à nos fous
Un moyen certain et facile
De parvenir aux dignités ;
Car brevets seront délivrés
Pour l'agréable et pour l'utile
À ceux qui seront remarqués
A tort, à travers, entreprendre
Métier contraire à tout état.
Il est donc à propos, pour rendre
Illustre le généralat,
Que nous tenions à juste titre
De convoquer vite un chapitre
Pour nommer un surintendant
Des jardiniers du Régiment.
À ces causes, au Sieur Le Maître,
Très grand docteur et fort bon prêtre,
Faisons le choix dès à présent
Pour remplir ce poste important
Sur les jardins de notre empire.
Car estimons, bien loin d'en rire,
Comme à son évêque jadis
Il remit sa cure gratis.
Pasteur unique de Joinville
Où des Guises, ces grands héros,
Gisent les précieux dépôts,
Il aima mieux prendre la bêche
Pour mieux cultiver une pêche
Que suivre le noble sentier
De Romanet, son devancier.
On sait que sa bibliothèque,
Où béguines ont hypothèque,
Ne serviront plus à nos rats,
Encore qu'elle soit très belle.
Sans Colin, son garçon fidèle,
Qui des beaux livres fait grand cas.
Un docteur de cette importance
Fut destiné dès son enfance
Pour être chez nous enrôlé,
Quand il n'aurait que projeté
De réduire en jardin la France.
Par ce trait il eût mérité
D'être couché sur notre liste.
Mais il a bien d'autres talents ;
À son travail rien ne résiste ;
Il s'est rendu des plus savants,
Et son traité d'agriculture
Ferait croire que la nature
Aurait besoin de ses leçons.
D'un si grand sujet nous tirons
A coup sûr un heureux présage
Et qu'il mettra tout en usage
Pour nous servir avec ardeur,
Que sans craindre froid ni chaleur
Du dieu Vertume avec adresse,
Imitant les tours de souplesse,
De si plaisants rôles jouera
Ou si bien se transformera
Que de la déesse Pomone
Il deviendra le favori,
Même le mignon très chéri,
Et que des présents qu'elle donne,
Tant dans l'été que dans l'automne,
Nous remplirons nos magasins ;
Que dans les vergers, les jardins
Qui sont sous notre dépendance,
Toujours règnera l'abondance
De choux, carottes et panais,
D'herbes, d'oignons, navets,
De toutes espèces de salade,
D'échalottes pour rémoulade,
De noisettes, de gratteculs,
Surtout de prunes tant et plus,
De poires, de coings et de pommes ;
Que les pêchers, abricotiers
Tapisseront nos espaliers,
Si bien que le premier des hommes
Dans le terrestre paradis
Ne vit jamais de plus beaux fruits.
Mais comme il faudra qu'il s'engage
À voyager à fort grands frais
Et qu'il découvre les secrets
Qu'à présent l'on met en usage
Pour rendre franc un fruit sauvage,
Lui donnons pour appointements
Et pour ses frais cent mille francs,
Qu'il recevra sur sa quittance
Par mois, par jour, comme il voudra,
Mais sans tirer à conséquence.
Disons que ce fonds se prendra
Tant sur les coques des chenilles
Que sur fruits véreux et pourris.
De plus lui donnons les profits
Attribués à son office
Lesquels sans contradiction
Vaudront mieux que la pension
Qui roulait sur un bénéfice.
Voulons en outre qu'il ait pour prix
De ses travaux et de ses veilles,
Des armes qui soient sans pareilles :
Pour support deux chauves-souris ;
Qu'on mette une bêche, une pelle
En sautoir dans un écusson ;
Quelque part une sauterelle
Et dans le chef un papillon ;
Sur le tout la fine calotte
Où l'on voit un rat qui trotte.
Car ainsi veut notre plaisir
Quand un sujet voulant choisir
Pour récompenser son mérite
Sans attendre qu'il sollicite.
Donné dans l'un de nos châteaux,
Le dessert posé sur la table,
Étant très d'humeur agréable,
Présent notre garde des Sceaux
Qui joyeux scelle les patentes
Et n'en a livré les présentes
Qu'après avoir bu largement
À la santé de l'impétrant.
Lille BM, MS 64, p. 97-107