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Brevet accordé par Momus à l’auteur de la lettre sur Locke ou suite de M. de Voltaire

Brevet accordé par Momus à l’auteur de la lettre sur Lok,
ou Suite de M. de Voltaire1
De par le dieu de la Marotte
Dont l’esprit partout s’étend,
Au Régiment de la Calotte,
Salut, bon sens et force argent2 .
Vu un calomnieux libelle
Qui nous fut hier présenté,
Composé par l’avocat Bayle3 ,
Où certain auteur, fort vanté
Pour ses talents et sa prudence,
Est méchamment représenté
Comme un fol, comme un éventé,
Un homme plein de suffisance,
Un esprit faux, un goût gâté,
Avec mainte autre qualité
Dont la moindre est l’extravagance.
Encore s’il ne l’eût que berné,
Nous ne l’eussions point condamné.
Chacun sait en effet qu’en France
Le bel esprit va bien souvent
De pair avec l’impertinence
Et que les auteurs d’importance
N’ont dans la tête que du vent.
C’est à quoi l’auteur du mémoire
Aurait dû borner son écrit,
Et l’on n’eût pas eu peine à croire
Ce que là-dessus il eût dit.
On eût trouvé dans Artémire,
Dans Eriphile4 , dans Alzire,
Surtout dans le Temple du goût
La preuve complète du tout
Mais faire du Mylord…
Un marchand, un juif, un corsaire,
Qui n’a de dieu que son magot,
Un second Falkner5 en un mot.
N’en déplaise à l’avocat Bayle
Son mémoire n’est qu’un libelle
Fait par un esprit de Parti.
Aussi en est-il démenti
Par les meuniers et boulangers
Qu’il a pendant cinq ans fournis
Et qui se moquent aujourd’hui
De ses sentences consulaires
Disant qu’elles n’ont point d’affaires
Et n'en eurent onc avec lui.
Ce certificat authentique
Fait tomber toute la critique
De Bayle et de ses partisans.
Autrement il faudrait conclure
Que ces gens-là sont des méchants
Qui joignent le vol au parjure
Afin de ne lui rien payer ;
Et ce sont des traits, je vous jure,
Qu'on ne croira d'aucun meunier.
Cependant, comme l’imposture
Trouve toujours plus de crédit
Que la vérité simple et pure,
Du pauvre auteur chacun se rit
et glose sur son aventure
Ce qui lui fait bien du dépit,
Et comme dans cette occurrence
Le chagrin de se voir berner
Pourrait bien encore éloigner
Un sujet de cette importance,
Il faut l’enrôler promptement
Dans notre illustre Régiment.
À ces causes, quoique publiques,
La satire et la calomnie
Sur ce judicieux auteur,
En dépit de son délateur
Nous lui donnons pour son génie
Place dans notre compagnie,
Et pour l'y mettre avec honneur
Comme il a du goût pour les temples,
Nous le créons ingénieur
Pour nous en faire un des plus amples
Mais dont le plan sera meilleur
Et la structure plus solide
Que du premier de sa façon.
Pour ce, nous lui donnons pour guide
Languet,6 notre maître maçon,
Digne curé de Saint-Sulpice,
Plus versé dans cet exercice
Qu’il n’est dans la religion,
Et quoi qu’on se batte en retraite
Et que l’on dise la paix faite,
Comme on peut à chaque moment
Faire partie du Régiment,
Pour secourir les gens du Pape
Que Don Carlos veut que l’on tape ;
Pour apprendre aux Italiens
À vouloir harceler les siens,
Vu sa très grande expérience,
Ses facultés en la finance,
Nous nommons le susdit auteur
À l’emploi de grand pourvoyeur,
À charge qu’en cette occurrence
Il fournira sans intérêt
D’argent et de blé nos sujets.
Et pour qu’à jamais la mémoire
De ce joyeux événement
Demeure dans le Régiment,
Mandons aux auteurs de la Foire
Qui va s’ouvrir incessamment
Pour en éterniser la gloire
D’y chanter le nouveau trantran.
Donné le vingt-six juin de l’an
Où certain prélat moliniste7 8
Pour un bréviaire janséniste
Vit sa barrette et son chapeau
Aller tristement à vau-l’eau.

 

  • 1Autre titre: Brevet accordé par Momus à l’auteur de la lettre sur Lok, avec un nouveau Tran tran sur ce sujet (imprimé)
  • 2Le poème est commenté plus en détail dans l'édition de Voltaire OC 6c, p.267-272.
  • 3Avocat de Claude-Franois Jore, l'imprimeur des Lettres philosophiques.
  • 4Tragédies de Voltaire qui furent autant d'échecs.
  • 5Sir Everard Fawkener (1694-1758) qui accueillit Voltaire lors de son séjour en Angleterrre et qui fut, sa vie durant, en relation épistolaire avec lui.
  • 6Jean-Baptiste Languet de Gergy, curé de Saint-Sulpice, célèbre pour son obstination à mener à bien la construction de son église. Il aurait, dit-on, convaincu l'actrice Mlle Dufresne de ne pas jouer dans la pièce de Piron Gustave Wasa, ce qui pourrait expliquer cette pique assez incongrue à la fin d'une pièce par ailleurs entièrement consacrée à Voltaire.
  • 7Jean-Joseph Languet, archevêque de Sens, très connu pour son acharnement à combattre les thèses jansénistes. On lui prêtait l'ambition de devenir cardinal, espoir pour finiir déçu. On notera que cette satire venant d'un "laïque" est unique en sn genre, alors que le malheureux aarchevêque de Sens a été la tête de turc d'innombrables poèmes satiriques, composés par le poètes jansénistes.
  • 8Le poème est très abondamment commenté dans son édition de Volltaire OC 6, p.

Numéro
$4166


Année
1736

Auteur
Piron (Attribution argumentée d' Antony McKenna)



Références

Clairambault, F.Fr.12706, p.97-102 (imprimé) - F.Fr.12655, p.243-47 - Lille BM, MS 65, p.328-35 - Lyon BM, MS 754, f°172r-174v, (imprimé)


Notes

Ce poème fait partie d'une offensive virulente, montée contre Voltaire par Piron, son adversaire de toujours. On est redevable aux éditeurs de la Lettre sur M. Locke, Antony McKenna et Gianluca Mori, d'une enquête extrêmement fouillée sur cette affaire aux multiples implications. Voir Voltaire OC 6c, passim. Dans cette édition $4166 et $4536 sont regroupés.