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Brevet de Momus qui ordonne la suppression d’un écrit qui a pour titre : Manifeste de Mlle Lemaure pour faire part au public de ses sentiments sur l’Opéra et des raisons qu’elle a de le quitter.

Arrêt par Momus qui ordonne la suppression d’un écrit qui a pour titre :

Manifeste de Mlle Lemaure, pour faire part au public de ses sentiments sur l’Opéra et des raisons qu’elle a de le quitter.

Momus s’étant fait représenter une nouvelle qui court depuis quelques jours dans les cafés et autres lieux de sa dépendance sur la démission de Mlle Lemaure, Sa Divinité aurait d’abord voulu pouvoir douter de la vérité d’une action si extravagante pour cette fille, et si affligeante pour l’Opéra, mais après l’aveu qu’elle en a fait en lui envoyant sa démission de sa place, Sa Divinité ne peut plus s’empêcher de reconnaître que cette fille a été malheureusement trompée par des esprits artificieux qui ont abusé de sa faiblesse pour lui faire abandonner ce qui avait été jusqu’alors les plus chers objets de ses désirs, que ceux qui l’enlèvent ainsi au public ne le font que pour relever, s’il était possible, les espérances d’une rivale trop jalouse de ses succès. Ils ont cru ne pouvoir excuser une variation si surprenante dans une fille de théâtre qu’en l’engageant à faire elle-même une peinture odieuse de son entrée à l’Opéra, qui lui font avouer que le libertinage seul et le sacrifice de sa conscience à sa fortune lui ont ouvert les portes de ce profane sanctuaire, que ne pouvant y étouffer entièrement les remords de sa conscience, elle a cherché à les calmer en faisant enrager les directeurs de l’Opéra, croyant s’affermir dans une place qu’elle appelait pernicieuse à mesure qu’elle prévariquait et attirait par son mauvais exemple les prévarications, qu’à la vérité elle prétend expier une conduite si digne de son caractère par le repentir qu’elle en témoigne, mais que la confession qu’elle en fait se termine à mettre au nombre de ses plus grandes fautes sa soumission aux ordres de chanter au sortir de prison. Que pendant qu’elle se prête ainsi à la séduction de ceux qui la conduisent, elle se défie tellement de sa faiblesse et de son inconstance, que pour prévenir un retour qu’elle ne peut s’empêcher de craindre, elle prend la bonne et utile précaution de renoncer à toute espérance de pouvoir jamais remonter sur la scène, au cas qu’elle vînt à se repentir d’en être descendue. Telle est l’idée que donne d’elle-même une fille qui ne se reconnaît coupable que pour accuser le chef et les directeurs de n’avoir pas suivi les lois de la charité en l’obligeant ; qu’elle se croit elle-même au-dessus des lois du public et de l’Opéra. L’union de ces deux puissances qui ont concouru à établir la nécessité de la règle des six mois, n’a pas empêché de recourir à la protection de quelques théologiens pour en éluder la disposition. Elle ne respecte pas davantage l’autorité qui avait ordonné que les appels au parterre soient regardés comme de nul effet et punis comme séditieux avec défense d’en renouveler à l’avenir. C’est dans cet esprit qu’après avoir employé les termes les plus captieux pour décrier les directeurs qui par déférence pour sa voix n’ont que trop excusé ses caprices, elle consomme la révolte en déclarant qu’elle se rétracte et se repent de tous les plaisirs qu’elle a donnés au public et du profit qu’elle a procuré à ce spectacle, qu’elle adhère à l’appel qu’elle interjette au parterre à la première représentation de Jephté, ainsi que de l’emprisonnement tortionnaire et injurieux fait en conséquence. Et comme un aussi grand scandale peut être d’autant dangereux que celle qui le donne est plus distinguée par son mérite et ses talents et que pour faire plus d’impression sur les esprits faibles et malintentionnés, on a cherché à le couvrir des apparences de la vertu et du voile de la religion, et comme pareils exemples peuvent tirer à conséquence pour les autres spectacles où l’on voit tous les jours l’esprit d’indépendance s’accroître par l’impunité, Sa Divinité manquerait à ce qu’elle doit au public et à elle-même, si elle différait plus longtemps de maintenir et venger l’esprit l’autorité de l’Opéra, la sienne et celle du public, également offensées par un tel attentat et qu’y étant nécessaire d’y pourvoir, Sa Divinité, après avoir consulté les mânes du grand Lully, a ordonné et ordonne que l’écrit qui a pour titre : Etc sera et demeurera nul comme funeste au public et à l’Opéra, et contraire à ses intérêts et à ses plaisirs, attentatoire à son autorité, tendante à inspirer des révoltes contre l’une et l’autre puissance et à troubler les plaisirs publics. Enjoint Sa Divinité à la Demoiselle Lemaure d’observer exactement les règles des six mois, espérant que dans cet intervalle elle reviendra à résépiscence, sauf après ledit temps à être renvoyée, si elle persiste dans son erreur dans un lieu où il n’y aura ni homme pour la servir, ni oreilles pour l’entendre, et afin de prévenir les mauvais effets que pourrait produire un pareil exemple dans les autres spectacles, défendons à tous acteurs et actrices de quelque qualité et condition qu’ils puissent être de demander leur congé, sous peine d’être pris au mot sans espoir de retour, ni de pouvoir nous apaiser par les excuses les plus humbles et les lettres les plus soumises. Donné dans notre théâtre de la Joie, le jour de la lune qu’il nous plaira. Et le présent arrêt sera scellé de notre grand sceau comique en cire de gris de lin. Signé Momus, et plus bas Citron.

Numéro
$4169


Année
1734




Références

1754, VI,7-1 - Clairambault, F.Fr.12705, p. 419-22 -  F.Fr.12785, f°172r-173r - F.Fr.13661, f°270r-271v - Arsenal 2938, f°125r-126v - Chambre des députés, MS 1423, f°39 - Lille BM, MS 64, p.80-89 - Lyon BM,MS 51/1, f°131r-133r


Notes

Voir $4441 - Pour sentir mieux toute l’excellence de cette parodie on a joint à côté l’arrêt du conseil d’Etat du Roi qui en a été le modèle : Arrêt du conseil d’Etat du roi qui odonne la suppression d’un imprimé ayant pour titre : Mandement de M. l’évêque de Saint-Papoul. (Arsenal 2938, f°123r-126v)
Parodie de l’arrêt du Conseil d’État condamnant le mandement de l’évêque de Saint-Papoul renonçant à son évêché par remords d’avoir soutenu la Constitution Unigenitus contre son sentiment intime. On trouvera ci-dessous le texte de l’arrêt pour permettre la comparaison. Les deux textes sont reproduits dans Lectures interdites. Le travail des censeurs au XVIIIe siècle. 1723-1774, de Barbara de Negroni, p.274-276 :

Arrêt du Conseil d’État du roi
Qui ordonne la suppression d’un imprimé ayant pour titre,
Mandement de M. l’évêque de Saint-Papoul etc.
Du 2 avril 1735.
Extrait des registres du Conseil d’Etat.
Le roi s’étant fait représenter un imprimé qui se répand depuis quelques jours dans le public, sans nom d’imprimeur et sans aucune mention de privilège ni permission, sous le titre de Mandement de M. l’évêque de Saint-Papoul pour faire part à son peuple de ses sentiments sur les affaires présentes de l’Êglise, et des raisons qui le déterminent à se démettre de son évêché, Sa Majesté aurait voulu d’abord pouvoir douter de la vérité d’une pièce si déshonorante pour cet évêque, et si affligeante pour l’épiscopat : mais après l’aveu qu’il en a fait en lui envoyant la démission de son évêché, Sa Majesté ne peut plus s’empêcher de reconnaître, que ce mandement est l’ouvrage d’un prélat malheureusement trompé par des esprits artificieux, qui ont abusé de sa confiance pour lui faire rejeter ce qu’il avait jusqu’alors adopté, et approuver ce qu’il avait condamné : que ceux qui se donnent ainsi en spectacle au public, pour relever, s’il était possible, les espérances d’un parti rebelle à l’Église, ont cru ne pouvoir excuser une variation si surprenante dans la personne d’un évêque, qu’en l’engageant à faire lui-même une peinture odieuse de son entrée dans l’épiscopat ; qu’ils lui font avouer que l’ambition seule, et le sacrifice de sa conscience à sa fortune, lui ont ouvert les portes du sanctuaire. […]
A quoi étant nécessaire de pourvoir, Sa Majesté étant en son Conseil a ordonné et ordonne que le dit imprimé ayant pour titre Mandement etc. sera et demeurera supprimé, comme injurieux à l’Église, contraire à son autorité, attentatoire à celle du roi, tendant à inspirer la révolte contre l’une et l’autre puissance, et à troubler la tranquillité publique. […]
Fait au Conseil d’État du roi, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles le 2 avril 1735.