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Les Talents du marquis

Les talents du marquis1
Sans biens, sans talents, sans figure2 ,
De ma sœur l’humble créature,
Je fus un beau jour fort surpris
D’être colonel et marquis.
Mais bientôt, las du militaire,
Voulant tâter du ministère,
D’un prince je fus chancelier :
Voilà, voilà le bon métier.

C’est une place d’importance,
Au moins la première de France ;
Mais l’État est dans l’embarras :
Allons, marquis, offre ton bras.
Mais je déclare par avance
Qu’il me faut la surintendance ;
Sans quoi, messieurs, point de marquis :
On ne peut m’avoir qu’à ce prix.

Après tout, dans ce grand royaume
Est-il, je vous prie, un seul homme
Que l’on puisse me comparer,
Soit magistrat, soit financier ?
Calculs, états, plans de finance,
De tout n’ai-je pas connaissance ?
Je suis l’unique en tout pays.
Allons, allons, saute marquis.

Je n’ai plus qu’un mot à vous dire :
J’aime tant le Roi, notre sire,
Que je lui veux, par mes projets,
Rendre le cœur de ses sujets.
Je change tout le ministère,
Du peuple je me fais le père,
Et tous les Français ébahis
Chanteront : Vivat le marquis !

Si je n’étais pas si modeste,
Je pourrais bien dire le reste ;
Mais je ne veux pas me louer :
A l’œuvre on verra l’ouvrier.
Il suffit que par moi la France
Va se trouver dans l’abondance
Ce sera pis qu’en paradis :
Allons, allons, saute marquis.

Marquis, vous dansez à merveille3 ,
Mais je veux vous dire à l’oreille
Ce que j’entends dire à chacun :
Vous n’avez pas le sens commun.
Guérissez votre pauvre tête,
Soyez moins vain et plus honnête,
Ou je fais voir à tout Paris
Comme on fait sauter un marquis.

Je me fais entendre à merveille ;
Mais si trop dure est votre oreille,
Apprenez donc, mon cher Ducrest,
Que ce sera sans flageolet,
Car quand vous viendrez à paraître,
Pour m’amuser, par la fenêtre
Je vous fais jeter à l’instant ;
Me comprenez-vous maintenant ?

  • 1- Charles-Louis Ducrest, frère de Mme de Genlis, après avoir servi dans les armées de terre et de mer, était parvenu au grade de colonel commandant des grenadiers royaux, lorsqu’il fut nommé chancelier du duc d’Orléans. Il fit preuve dans ces fonctions de beaucoup d’intelligence et d’activité, et ne tarda pas à se croire propre à occuper les premiers emplois de l’État, ce qui lui suggéra une démarche dont l’unique résultat fut de le couvrir de ridicule. Brissot, qui avait été intimement lié avec Ducrest, a consigné dans ses Mémoires le récit de cette mésaventure : « La mort, écrit-il, avait enlevé M. d’Orléans le père ; son fils mit à la tête de sa fortune prodigieuse le marquis Ducrest. C’était un homme d’esprit, actif, novateur, éternel créateur de projets qui avaient pour but d’enrichir son maître et d’honorer son administration. Ducrest voulut s’entourer d’hommes instruits, s’attacher les savants, encourager les arts, les sociétés. Ainsi l’on donna des pensions aux premiers, des secours aux inventeurs. On créa une foule de sociétés philanthropiques dans les apanages du prince. Mais ce beau début ne fut pas soutenu… Enivré de l’encens que lui prodiguèrent ses flatteurs, Ducrest se crut bientôt le seul homme capable de régénérer la France. L’archevêque de Sens, son parent, dominait alors le conseil. Instruit des menées de Ducrest, il lui offrit, pour le tenter, une place dans le ministère ; mais Ducrest voulait être premier ministre, et, dans son délire, il écrivit une lettre au Roi où il confessait naïvement qu’il était le seul ministre qui pût sauver l’État. Ce trait de folie perdit Ducrest et amusa tous les salons de la capitale à ses dépens… Cette lettre, où il n’y avait de ridicule que le naïf orgueil et les prétentions de celui qui l’avait écrite, fut présentée au Roi par le duc d’Orléans. Il en courut des copies à la cour, à la ville, et elle fut l’objet des plus amères plaisanteries, surtout de la part de ceux qui ne la connaissaient pas. On prétendait même que le duc d’Orléans en avait senti le premier le ridicule, et avait dit à Ducrest : Vous n’avez oublié dans votre éloge que de vous vanter d’être le plus joli homme de France. On dit aussi que si Mme de Sillery-Genlis ne s’était pas opposée à la présentation de cette lettre, c’était pour se venger de ce que Ducrest ne l’avait pas empêchée elle-même d’écrire son livre sur la Religion… Quant à lui, pour se venger des railleries du public, il imprima un ouvrage politique. On ne peut nier qu’il n’eût beaucoup d’esprit, quelquefois des idées neuves, quelquefois encore des calculs assez ingénieux. Mais on y voyait plutôt une tête où les projets débordaient de toutes parts, qu’une tête sage et mûre pour Ie ministère. » Il s’en fallut de peu cependant que la démarche de Ducrest ne fût couronnée de succès : « On assure que le Roi ayant lu l’ouvrage que le prince avait prié qu’on ne communiquât point à l’archevêque de Toulouse, fut pendant vingt-quatre heures dans l’indécision ; que Sa Majesté s’en étant ouvert à quelqu’un (la Reine), on profita avec adresse des préventions fondées que l’auteur a données contre lui pour faire naître des doutes sur la bonté de son ouvrage ; on décida le Roi à le communiquer à M. de Brienne. Le prélat ministre eut l’adresse de relever quelques propositions moins lucides du mémoire et le résultat fut que M. Ducrest fut éliminé. On prétend cependant qu’on a profité clandestinement de quelques-unes de ses idées. » (Correspondance secrète sur la cour et la ville.) (R)
  • 2Ce qui dépare le Mémoire du marquis de Crest, court, précis et assez bien déduit, où d'ailleurs il y a des idées fortes et vraies, une hardiesse très louable et très noble, c'est la fin, c'est l'égoïsme puant dont elle est infectée ; on n'a pas manqué en conséquence de chansonner l'auteur et de le tourner en ridicule, ce à quoi il prête infiniment. Voilà cinq couplets parodiés sur l'air de Tarare : Je suis né natif de Ferrare que chante Calpigi et dont le rôle est asez analogue à celui du marquis de Crest ; ce qui sert à rendre le vaudeville plus malin (Mémoires secrets, 4 novembre)
  • 3Ce couplet et le suivant forment la réponse du duc d’Orléans. (R)

Numéro
$1597


Année
1787




Références

Raunié, X,274-78 - Mémoires secrets, XXXVI, 161-63