Les Beaux esprits du temps
Les beaux esprits du temps
Jadis au café de Gradot1
,
Houdart, exerçant la régence,
Enseignait langage nouveau
Et même donnait la licence
Aux experts en fatuité,
De parler avec indécence
Des savants de l’antiquité.
Mais depuis que le siège vaque,
L’aréopage est renversé,
Ou plutôt métamorphosé
En une espèce de baraque
De suppôts et de colporteurs,
D’écrivains, de petits auteurs,
Qui poussaient le char du poète,
Ou pour mieux dire sa roulette.
Figurez-vous donc un Cerdeau,
Nom de chantres d’après Homère,
Mais d’après un hardi cerveau,
Qui, des Muses bravant le père,
En voulut discorder les tons.
On peut comparer le quadrille
A la bande de violons
De l’opéra de la Courtille,
A qui les sots demandent bis ;
Et c’est assez le parallèle
Du peloton de beaux esprits
Dont nous connaissons la séquelle.
Voilà les héritiers d’Houdart :
Sont-ils invités quelque part,
Ils vont par deux comme des moines,
Bien recordés de leurs antiennes,
Afin de mieux faire valoir
Le cru de leur petit savoir.
Le sort m’en offrit une paire,
Un jour en très bonne maison,
Où j’eus contre mon ordinaire„
Froid en assez chaude saison.
De l’un et l’autre compagnon,
Je comprenais peu le langage ;
Du café c’était un jargon,
A mon avis pour tout potage ;
Et de tous deux, à juger bien,
Le langage ne disait rien.
Cependant, d’une voix hautaine,
J’entendis profaner le nom
De l’admirable La Fontaine,
Par eux mis en comparaison
Avec ce chantre à la douzaine,
Qui, par calotin mandement
Écrit en grippeminaudière
Et délivré par la chatière,
Reçut le brevet d’intendant
De la musique des gouttières2
.
Ah ! que Momus aura d’affaires
Parmi vos têtes à l’évent !
Dis-je à tous deux en m’en allant.
Vous êtes de son apanage
Dignes de sonnette et grelots,
Dont je pense que le tapage
Me plairait encore plutôt
Que l’insipide badinage
De vos misérables bons mots.
- 1 - Célèbre café littéraire du XVIIIe siècle qui partageait avec le café Procope la clientèle des écrivains, des savants et des artistes. Duclos lui a consacré dans ses Mémoires personnels quelques lignes intéressantes à transcrire : « La Faye m’avait mené chez Gradot pour me faire connaître, me dit-il le plus aimable des gens de lettres ; et j’en jugeai comme lui. C’était Lamotte. Après avoir vécu dans les meilleures sociétés de Paris et de la cour, devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures. J’y trouvai Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences ; Melon, auteur du premier traité sur le commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les lettres. Lamotte était le point de réunion de l’assemblée, et personne n’y était plus propre que lui par le ton de politesse qu’il mettait dans la discussion. » (R)
- 2Paradis de Moncrif
Raunié, VI,224-27 - Clairambault, F.Fr.12707, p.429-31 - Maurepas, F.Fr.12634, p.333-35 - F.Fr.13662, f°93r-93v - F.Fr.15148, p.273-77 - F.Fr.15231, f°194r - BHVP, MS 659, p.51-54