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Le Baptême à la Grecque

Le baptême à la Grecque1

Oui, vous baptisez mieux que nous,
Cher comte, il faut que j’en convienne :
Le diable est mieux chassé par vous
Que dans notre église romaine.
Que peuvent quelques gouttes d’eau
Contre la tache originelle ?
Chez nous à peine elle ruisselle ;
Vous y plongez l’enfant nouveau.
Voilà, comte, ce qui s’appelle
Envoyer le diable à vau-l’eau.
Quand Pierre dans son eau lustrale,
Trempant son triste goupillon,
Croyait, par son aspersion,
Donner la grâce baptismale
À mainte et mainte nation,
À coup sûr plus d’un néophyte
Dut, échappant à l’eau bénite,
Garder sa tache et son démon.
Jean-Baptiste était bien plus sage,
Il conduisait dans le Jourdain
Hommes et femmes de tout âge,
Accompagnés de leur parrain.
Là baignant ses catéchumènes
Et par-dessus et par-dessous,
Les diables, comme des hiboux,
De leurs corps sortaient par douzaines,
Et s’échappaient par tous les bouts.
Il n’est point d’esprit plus rebelle
Que celui qui se fit serpent
Pour tenter la femme d’Adam.
Ève, sans doute, était très belle ;
Lucifer en fut plus ardent
Pour se bien cantonner chez elle.
Depuis toute beauté femelle
N’a point dans son corps de parcelle
Où ne se loge le méchant.
Joli minois, taille élégante,
Pieds délicats et faits au tour,
Tétons arrondis par l’amour,
Bras potelés, bouche charmante,
Par-dessus tout un œil fripon,
Tous ces appas ont leur démon.
Lisez Bougens2 sur ce chapitre,
Et vous plaindrez à juste titre
Notre souci, notre embarras,
Quand d’une immonde fourmilière
Nous voulons purger tant d’appas
Par notre baptême ordinaire ;
Il faut le vôtre en ce cas-là,
Surtout pour fille de comtesse,
Qui dans quinze ans nous offrira
L’esprit, la grâce enchanteresse
De la maman qui la forma.
Je ne dis rien de son papa
Que le plus mince éloge blesse.
Mais pourtant, si je connaissais
Quelque mot qui rimât en Ecque,
Sans le flatter je m’écrierais :
Vive le baptême à la Grecque.

 

  • 1 - 18 juillet 1778. Le Baptême à la Grecque, à M. le comte Strogonoff, seigneur russe, sur le baptême de Mlle sa fille (M.).
  • 2 Le père Bougeant, jésuite, auteur d’un petit Traité sur l’âme des bêtes et sur celle des femmes, qu’il prétend animées par des démons (M.).

Numéro
$2434


Année
1778




Références

F.Fr.13652, p.387-89 - Mémoires secrets, XII, 43-45