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Sans titre

Écoutez le triste récit1

D’une affaire qui fait grand bruit2  ;

C’est d’un diable de conséquence,

Grand ennemi de continence,

Lequel, par un très grand malheur,

Dans un soir changea de couleur.

 

Le drôle voulait guerroyer

Chez la femme d’un teinturier.

Il était complaiant pour elle

Tant que l’époux eut en cervelle

Que ce gentil Monsieur l’abbé

Savait plus que son A B C.

 

Le mari l’avertit un jour

Qu’il pourrait lui jouer d’un tour

S’il venait chez lui davantage.

L’abbé méprisa ce langage

Et chez la belle fort souvent

Venait tout comme auparavant.

 

Voyant que l’amoureux transi

Son avis méprisait ainsi

Dit qu’il allait à la campagne.

Mais comme l’on fait en Espagne

Le mari n’y fit pas séjour

Car revint sur la fin du jour.

 

Il entra chez lui brusquement

Non sans causer d’étonnement.

Avec bon pain, bon vin, volaille,

Nos deux amants faisaient ripaille.

Il se mit à table avec eux

Feignant d’avoir l’air fort joyeux.

 

Comme toujours un ouvrier

Aime à parler de son métier,

Pour mieux cacher sa jalousie :

Monsieur, dites-moi, je vous prie

Des couleurs qui frappent vos yeux

Laquelle aimeriez-vous le mieux ?

 

L’abbé, jeune, robuste et vert

Lui dit : Monsieur, j’aime le vert.

L’autre dit : j’en aurai mémoire.

Entrez dans mon laboratoire.

L’abbé dit : je le veux fort bien,

Car il ne se doutait e rien.

 

Quand ils furent tous deux en bas

Deux garçons saisirent ses bras.

Ça, Monsieur, sans tant de chicane,

Vite dépouillez la soutane,

Et nous allons de bout en bout

Vous servir suivant votre goût.

 

Il eut beau gémir et prier,

On le coucha dans un cuvié

Ou si vous voulez, dans la cuve.

Il était comme en une étuve

Et les garçons de temps en temps

Lui trempaient la tête dedans.

 

Quand le galant eut bien trempé,

D’étonnement il fut frappé,

Se voyant vert comme poirée.

Grand Dieu, quelle triste soirée :

Pour avoir été trop coquet,

Me voilà comme un perroquet.

 

Après beaucoup de compliment

On lui donna la clé des champs.

Pour avoir raison de l’affaire

Il fut donc chez un commissaire

Qui l’apercevant s’écria,

Tant son abord l’épouvanta.

 

Cet homme de robe lui dit :

Monsieur, implorez le crédit

Du juge aux malheurs propice.

C’est le lieutenant de police.

Allez, courez de ce pas,

Et lui contez bien votre cas.

 

Lorsque Monseigneur d’Argenson

Vit arriver ce beau garçon,

Il s’écria sur la teinture

De cette agréable figure.

L’abbé fit un humble salut

Et commença par ce début.

 

Monseigneur, je viens devant vous

Me plaindre d’un mari jaloux

Qui, sous une fausse apparence,

M’a mit en couleur d’espérance.

Cependant sa chaste moitié

De moi n’a jamais eu pitié.

 

Le magistrat répond soudain :

Je prends part à votre chagrin ;

Il faut envoyer chercher l’homme

Et nous apprendrons de lui comme

Il a cru qu’un homme de bien

Songeait à lui ravir le sien.

 

Le teinturier vint à l’instant.

Vraiment, vous êtes bien plaisant,

Lui dit ce juge débonnaire

De régaler d’un tel salaire

Et réduire dans cet état

Un homme qui porte rabat.

 

Le mari sans se démonter

Pria qu’il voulût l’écouter.

Monseigneur, cette dévote âme

En voulait toujours à ma femme.

Je ne sais pas s’il s’est moqué,

Mais moi je ne l’ai pas manqué.

 

Encor qu’il fût maître passé,

Le juge fut embarrassé.

Que prononcer sur cette affaire ?

Mais comprenant bien le mystère

Lors le jugement fut rendu,

Qui plus a mis, plus a perdu.

 

Le mari sortit fort content,

Mais l’abbé ne l’était pas tant.

Il a grand tort, le pauvre prêtre,

Car comme lui je voudrais être,

Puisqu’en été comme en hiver,

On ne peut le prendre sans vert.

 

Oh, vous, Messieurs porte-collet,

Qui faites partout les muguets,

Profitez de cette aventure.

Gouvernez mieux, Dame Nature,

Car vous trouverez des maris

Qui pourront vous faire encore pis.

  • 1L'aventure contenue dans cette chanson est arrivée chez un teinturier rue aux Ours, à l'enseigne de Saint-Maurice doré.
  • 2 Sur l’abbé de Fortia, fils d’un conseiller au Parlement qu’on dit avoir été trouvé par un teinturier caressant sa femme.

Numéro
$6435


Année
1713




Références

F.Fr.12500, p.267-72 -Maurepas, F.Fr.12645, p.156-61 -  BHVP, MS 580, f°67v-69r - Mazarine, MS 2163, p.17-25


Notes

On a dit que c’était l’abbé Fortia, d’autres assurent que cette aventure arriva à un abbé Chastelain de Reims, et d’autres encore à l’abbé Perno (Maurepas).