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Voyage en Amérique

Voyage en Amérique1
Ami, je suis parti de France
Le cœur plein d’un noble projet,
L’esprit content, car l’espérance
Embellit toujours son objet.

Je m’embarquai pour l’Amérique,
Je quittai mon pays natal,
Traversant le vaste Atlantique
Sur la foi de l’abbé Raynal2 .

Mais lui, peu chiche de l’étoffe
Dont son esprit chaud s’empara,
Comme un moderne philosophe
A taillé l’erreur en plein drap.

Dans la douce ivresse où nous plonge
Le charme d’un style divin,
Les prix fols sont pour le mensonge,
Le vrai moisit au magasin.

De ce peuple encor dans l’enfance
J’ai vu les asiles divers :
Son orgueil, son indépendance
Préparent sourdement ses fers.

Il est sobre par indolence,
A peine peut-on l’émouvoir,
Et la liberté qu’il encense
N’est que la haine du devoir.

J’ai vu le quaker pacifique,
Dont l’orgueil perçait le manteau,
J’ai vu l’insolence cynique
Qui fixa son vaste chapeau.

Je n’épouse point la manie
Qui le porte à braver les rois,
Et qui le fait, par modestie,
Tutoyer frère George Trois.

L’air philosophe qu’il se donne
En sa faveur conclut-il bien ?
Le sage, qui ne hait personne,
Est assez près de n’aimer rien.

Moi, j’ai vu ces hommes intègres,
Vantés par tant d’honnêtes gens,
D’une main affranchir des nègres
Et de l’autre acheter des blancs.

La probité de ces sectaires
N’était pas ce qui m’étonnait ;
J’admirais de vieilles sorcières
Chez qui Dieu se réincarnait.

Ah ! dis-je, ah ! quels monstres farouches
Le Saint-Esprit daigne inspirer ;
C’est dans de si vilaines bouches
Que le diable va se fourrer !

Parmi tant de cultes fantasques
L’homme simple reste abattu,
Et ne sait plus sous tant de masques
Comment discerner la vertu.

Enfin, telle est la digne race
De ces soldats fiers et cruels,
Qu’un hypocrite plein d’audace
Arma sous l’abri des autels.

Le bonheur d’autrui les irrite,
Jaloux, sans foi, sans amitié,
Ils cherchent partout le mérite,
Mais c’est pour le fouler aux pieds.

Un jour, ce peuple fanatique
Qui hait avec férocité,
Vous le verrez dans l’Amérique
Le fléau de l’humanité.

Un culte austère, un sol agreste,
La soif de l’or, un cœur cruel !
Pour guider son penchant funeste…
Il n’attend qu’un nouveau Cromwell.

Ami, c’est ici qu’une belle
N’offre qu’une fleur d’un moment ;
Tout homme s’arroge auprès d’elle
Le droit du plus discret amant.

Les caresses sont un pillage
Qui flétrit bientôt ses appas,
Les grossiers transports d’un sauvage
Qui subjugue et ne séduit pas.

Par une douce résistance
Le désir n’est point excité ;
C’est au sein de la jouissance
Qu’on trouve la satiété.

Tendres refus, charmants caprices,
Font valoir la moindre faveur :
L’amant d’un rien fait ses délices ;
Voilà le triomphe des mœurs.

A Boston, d’une beauté neuve
L’épouseur n’est point entiché ;
Ni fille, ni femme, ni veuve ;
C’est tout ce qu’on trouve au marché.

O mon pays, aimable France,
Objet de mes plus chers désirs,
Où d’accord avec l’abondance
Le goût préside à nos plaisirs !

L’égalité, cette chimère
Qu’exaltent nos fiers écrivains,
La nature que je révère
L’évite dans tous ses desseins.

La forge, la valeur, l’adresse
Et le génie ont ici-bas
Sur la sottise et la faiblesse
Des droits que l’on ne prescrit pas.

O Français, I’Hudson, la Tamise,
L’Èbre, le Tibre, ni le Rhin,
N’offrent rien qui ne t’autorise
A leur préférer ton destin !

Est-il un peuple sur la terre
Plus content, plus heureux que toi ?
Ton maître n’est qu’un tendre père
Dont ton amour fait un vrai roi !

Que le sort de sa main pesante
Accumule sur moi ses traits,
Je brave sa rage impuissante,
Je suis honnête homme et Français.

Entre nous, ces fameux athlètes
Que vous accablez de lauriers
Leurs vertus sont dans les gazettes
Les vices sont dans leurs foyers.

La liberté, cette pucelle
Qui fut séduite tant de fois,
Dans l’effervescence du zèle
Fait taire ici jusques aux lois.

Vous voyez leur mobile unique,
Ce vieux docteur in partibus,
Dont l’insidieuse rubrique
Vous échauffe de ses rébus3 .

Sur l’Amérique consternée
Plaçant le bout d’un conducteur,
De l’autre à l’Europe étonnée
Il lance le feu destructeur.

Caméléon octogénaire,
Son esprit se ploie aisément ;
De la France et de l’Angleterre
Le fourbe rit également.

La haine dont son cœur regorge
Fait qu’en ses projets inouïs
Si Louis lui répond de George,
George lui répond de Louis.

Ce Hankock4 qu’il tient en tutelle,
Aux dehors plats, aux sens grossiers,
Peut fournir un riche modèle
A nos délicats financiers.

Franklin de l’or du fanatique
Ébaucha son hardi projet,
Et dans cette farce héroïque
Il en fit son milord Huzzet5 .

Je vois dans ce qui m’environne
De tristes sots, d’ineptes fous ;
Que l’univers me le pardonne :
Mais les bonnes gens sont chez nous.

Déjà j’entends d’un ton caustique
L’élégant Raynal crier. Foin !
Défiez-vous du satirique
Messieurs, celui-ci vient de loin.

Ah ! j’aurais dû mieux me défendre
Du vain désir d’en bien juger ;
L’aimable abbé pour en revendre
N’eut pas besoin de voyager.

Maintenant mon cœur me seconde.
Je vais peindre un vrai citoyen,
Le Fabius du nouveau monde,
Un héros, un homme de bien.

Il est d’une figure heureuse,
De beaux traits, de la dignité,
Sous une forme avantageuse
La plus noble simplicité.

Sensible, valeureux, fidèle,
Et révéré de l’ennemi ;
L’honnête homme en fait son modèle,
Et l’homme aimable son ami.

Contre l’orage qui murmure
Son courage en impose au sort ;
C’est le calme d’une âme pure
Pour qui l’écueil même est un port.

J’ai vu Washington sans armée
Devant un ennemi vainqueur,
Et la cabale envenimée
Attaquer jusqu’à son honneur.

Du double coup qui le menace
Ce héros n’est point abattu,
L’Anglais respecte son audace,
L’envieux cède à sa vertu.

Il sait trop que pour entreprendre
L’art manque à ses braves enfants ;
Ce qu’il n’oserait en attendre
La constance l’obtient du temps.

Jouet du fol, trésor du sage,
O temps qui nourris notre espoir
Tu feras passer d’âge en âge
Celui qui connaît ton pouvoir !

Ici la nature économe
N’irrite point les yeux jaloux ;
Elle n’a produit qu’un grand homme,
Mais il est le salut de tous.

Ami, je vais, s’il est possible,
Essayer de vous réunir :
Je ne veux plus du soin pénible
D’errer toujours sans parvenir.

J’ai foulé la terre et les ondes,
J’ai franchi vingt climats divers,
Et n’ai trouvé dans les deux mondes
Que des dupes et des pervers.

Mon front, chauve et ridé par l’âge,
Chaque jour semble m’avertir,
Qu’il faut faire un autre voyage :
Eh bien ! je suis prêt à partir.

Que la mort enlève sa proie :
Celui qui, dédaignant ses traits,
Vécut sans remords et sans joie,
Finit sans crainte et sans regrets.

  • 1Autre titre : Stances à un ami sur les insurgents (F.Fr.13653) - L’engouement des Français pour la cause de l’indépendance américaine avait été trop général et trop spontané pour durer longtemps ; avec la réflexion, nombre de gens comprirent, ainsi que le prouve cette pièce, combien l’on avait fait fausse route ; mais il était trop tard pour reculer. Si, au commencement de 1779, le marquis de la Fayette était revenu d’Amérique pour solliciter un secours de troupes et d’argent, à la fin de la même année il écrivait à un de ses amis, d’après la Correspondance secrète : « Je commence à m’apercevoir que, séduit par un faux enthousiasme de gloire, j’ai fait une sottise de passer chez les Américains. Mais je sens aussi que c’en serait une plus grande de revenir. Le vin est tiré, il faut le boire jusqu’à la lie, mais cette lie se fait déjà sentir. » (R)
  • 2L’abbé Raynal avait publié, en 1770, son Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, ouvrage composé hâtivement et pour lequel il avait recueilli de tous côtés des matériaux de valeur fort inégale. Ce que l’on remarquait surtout dans cette première édition, c’était l’insuffisance des renseignements exacts, le peu d’habileté avec lequel étaient fondus ensemble les documents ou les chapitres entiers fournis par des amis de l’auteur, et l’abus constant d’un style ampoulé et dramatique qui ne parvenait pas à dissimuler les graves défauts du fond. Ces défauts furent d’ailleurs notablement corrigés dans les éditions subséquentes. L’abbé ne commença à signer son livre que dans l’édition publiée à Genève en 1780, ce qui attira sur lui les rigueurs du Parlement et de la Sorbonne et l’obligea à quitter la France. (R)
  • 3Benjamin Franklin.
  • 4Président du congrès. (Mémoires secrets)
  • 5Personnage du Français à Londres. (Mémoires secrets)

Numéro
$1457


Année
1779




Références

Raunié, IX,204-13 - F.Fr.13653, p.108-18 - Mémoires secrets, XIV, 269-78