Les Intrigues de l’assemblée des notables
Les intrigues de l’assemblée des notables1
Tandis qu’on a les coudes sur la table,
Que tous ici nous sommes gens de bien,
Parlons un peu de ce cercle notable,
Qui parle tant et pourtant ne fait rien ;
Tissu d’intrigues,
Dévotes brigues,
Tristes débats,
Jamais francs résultats.
Au camp mitré bientôt l’alarme sonne,
Vengeons, dit-il, nos plus chers intérêts ;
Unissons-nous pour écraser Calonne,
Et renversons ses insensés projets.
Qu’un roi soit père !
Doit-il le faire
A nos dépens,
Aidant les pauvres gens ?
Nous rappelant à d’antiques annales,
On veut donner nos biens aux indigents :
Nous connaissons ces vieilles décrétales ;
Mais c’est à nous d’interpréter leur sens :
Or tout évêque,
Tout archevêque
Donne du pain
Au moins à sa catin.
Si le Roi veut garder à son service
Un contrôleur honnête et bienfaisant,
Que deviendra la gent à bénéfice ?
Pour le clergé, vive le protestant ;
Quoi qu’on en dise,
Les gens d’église,
Au grand jamais
Ne seront bons sujets2
.
Suivant toujours l’esprit qui le possède,
Ce corps voudrait garder son ascendant ;
Contre ce mal je ne vois qu’un remède :
Prions Louis, en œuvres tout-puissant,
Qu’il exorcise
La sainte Église
De ce démon
De l’opposition !
Prêtre engraissé des bienfaits de la France3
,
Un Hibernois insulte à son malheur ;
Chasseur brutal et sans reconnaissance,
Les sept péchés habitent dans son cœur.
Pauvre royaume !
Si d’un tel homme
Dépend ton sort,
Il faut pleurer ta mort.
Dans les projets qu’aujourd’hui l’on propose,
Les peuples seuls trouveront à gagner ;
Je vois ici plus d’un poltron qui n’ose
Contre un tel plan tout haut se déchaîner.
Moi, je m’affiche,
Et je m’en fiche,
Écrasons-les,
Je ne suis pas Français. —
Frère, tout doux, dit le rusé Toulouse4
,
Sans rien brusquer, maîtrisons le destin ;
Poussez d’abord Calonne dans la blouse,
Puis du Conseil ouvrez-moi le chemin.
Si je prends terre
Au ministère,
Je promets bien
Que vous ne paierez rien.
Préconisez mon excellent système,
Dont pas un mot n’existe en vérité ;
Mais en chorus répétant tous de même,
Bientôt naîtra la curiosité :
Pour le connaître,
Le Roi peut-être
Du contrôleur
Me fera successeur. —
Mais écoutons cette petite mine :
Laissez, dit-il, vous allez m’admirer ;
C’est Boisgelin5
, à sa voix pateline,
A son ris noir on peut s’en assurer :
Froide momie,
Flasque génie,
Esprit d’apprêt
Orgueilleux comme un pet.
Le dos voûté par une maigre échine
Cicé6
paraît un animal pensant :
Quand il se tait, on croirait qu’il rumine ;
Mais quand il parle, alors c’est un volcan.
Plein de fumée,
Tête animée,
Ce maladroit
Se fait montrer au doigt.
Levant au ciel ses mains sacerdotales,
Réunissons, dit-il, tous nos efforts
Contre l’impôt et les provinciales ;
Du moins, seigneurs, soyon-sy les plus forts.
La voix coupable
Du misérable
Sans nul égard
Taxerait notre part.
En grimaçant, Juigné7
, qui se démène,
Vient à son tour donner le coup de pied ;
Du peuple on veut la ruine certaine
A votre goût, soit par A, soit par B.
Pour moi j’estime,
Au for intime,
Qu’il est plus gai
Que ce soit par abbé.
Des opposants nous ne ferions que rire,
S’ils se bornaient aux quatorze prélats.
Ami des Francs, Conti, que vas-tu dire,
En apprenant qu’au rang des renégats
Ta géniture8
,
Par forfaiture,
Fait le signal
Antinational ?
Vous connaissez ce grand courtier de change
Qui spécula sur son Palais-Royal9
;
Il tint naguère un discours fort étrange,
En abjurant le banc comicial.
En redingote,
La jambe en botte,
Voici, dit-on,
Sa très noble oraison :
On parle ici contre l’agiotage.
A nos dépens on veut aider le Roi ;
Vous le sentez, je ne puis davantage
Rester céans pour voter contre moi.
Ma douce amie,
A la vénerie,
Sont à Monceau10
;
J’y vais tenir bureau.
Quoi ! d’un banquier, Beauvau11
, te faire élève,
C’est te fixer un cercle bien étroit ;
Veux-tu quitter Versailles pour Genève12
:
Je te croyais courtisan plus adroit.
Laisse la clique Académique,
Car tu ne sais
Parler en bon français.
Laisse Chabot commettre l’infamie
D’aller gueuser pension en secret13
,
Puis de venir prêcher l’économie
Lorsque d’hier il en tient le brevet.
Chacun excipe
De son principe ;
L’or est celui
Du Chabot d’aujourd’hui.
Sans en rougir, si tu le peux, contemple
D’Estaing14
assis à l’ombre d’un laurier ;
Il te donnait un assez bel exemple,
Et tu devais le suivre le premier.
Fils de Bellone,
Au pied du trône
D’Estaing répand
Son âme et son argent.
Ne craignons pas l’effort de la cabale,
Près de Condé j’aperçois Nivernais15
:
C’est bien en vain que son courroux s’exhale,
De Croy16
, Charost17
assurent nos succès.
Mitres et crosses,
Sacrés colosses,
Par leurs vertus
Vous serez confondus.
Je veux chanter le maire La Grandière18
,
Parmi ces noms je placerai le sien ;
Pour le clergé c’est un très petit maire,
Mais à nos yeux c’est un bon citoyen.
Ce titre en France
Le met d’avance
Presqu’au niveau
D’un La Rochefoucauld19
.
Le sage Harcourt20
mérite notre hommage :
Du Châtelet21
! nous devons t’exalter,
Quand des Français on vante le courage
Jamais on n’a raison de s’arrêter.
La renommée
Cite à l’armée
Tout grenadier,
Mais pas un aumônier.
Comme Louis pensent ses dignes frères !
Chantons, amis, et réjouissons-nous ;
Ils vont, touchés de nos tristes misères,
Aux intrigants donner les derniers coups.
Hors d’assemblée,
Troupe sifflée,
Portez vos voix
Chez feu le Genevois.
O mon bon Roi ! mon bienfaisant monarque !
D’abus honteux tu veux nous dégager :
Prends l’aviron et conduis seul ta barque,
Tous les méchants veulent la submerger.
Qui te condamne ?
C’est la soutane ;
Lis dans ton cœur
Et fais notre bonheur !
Le grand Henri que tu prends pour modèle,
Et dont le cœur a passé dans le tien,
Dit bien un jour qu’il entrait en tutelle,
Et la lisière à son air allait bien.
Car je dois dire
Que le bon sire
N’a consulté
Que le sabre au côté.
- 1« Il me passe sous les yeux une copie manuscrite d’une chanson en vingt-quatre couplets sur l’assemblée des notables qui, quoique assez mal versifiée, paraissait ne peindre pas mal l’idée que le public se formait de l’intérêt personnel dont se montraient animés le plus grand nombre des membres qui le composaient, surtout dans l’ordre du clergé et celui de la noblesse, ainsi que tout ce qu’il était assez naturel d’attendre du résultat de leurs délibérations dirigées presque toutes contre le tiers état qu’on avait toujours vu sacrifié en pareille circonstance. Cette pièce pouvait être encore considérée comme une espèce de diatribe composée contre le clergé et le sieur Necker par les partisans outrés du sieur de Calonne »(Journal de Hardy.)Nous avons transcrit pour chacun des personnages mentionnés l’appréciation consignée dans un état détaillé de l’assemblée des notables qui nous a été conservé par les Mémoires secrets (R)
- 2« Le clergé, vivement attaqué, et conduit par l’archevêque de Narbonne, par Brienne, archevêque de Toulouse, Cicé, archevêque de Bordeaux, et Boisgelin, archevêque d’Aix, tous les quatre siégeant parmi les notables, crut que le meilleur moyen de parer le coup était de rejeter absolument l’impôt territorial en nature et trouva moyen d’intéresser une partie de la noblesse dans sa querelle ; ce qui produisit le spectacle singulier de voir les prêtres refuser au Roi le même impôt qu’ils lèvent depuis tant de temps sur ses sujets, et la noblesse, après avoir perdu tous ses privilèges, défendre ceux du clergé » (Mémoires du baron de Besenval.) (R)
- 3Arthur‑Richard de Dillon, archevêque de Narbonne, très attaché à son ordre quoiqu’il en soit peu estimé. (B.) (R)
- 4Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, prélat neckeriste, mais qui a beaucoup perdu de son crédit dans son ordre. (M.) — « M. de Brienne, d’abord archevêque de Toulouse, ensuite principal ministre et archevêque de Sens et enfin cardinal de Loménie, eut sous divers noms des réputations bien différentes. Il acquit à peu de frais la réputation de bon administrateur, et ce fut surtout à Paris que ses amis la lui donnèrent ; mais la capitale est comme les princes qui ne savent guère s’arrêter dans leurs générosités. M. de Brienne s’y fit aisément passer pour un habile financier ; c’était alors le moyen de parvenir aux grandes places
- 5Boisgelin de Cussé, archevêque d’Aix, grand métaphysicien, auteur de mémoires en faveur du clergé contre le domaine, a beaucoup acquis de considération depuis ce temps ; du reste, prélat administrateur. (M.) (R)
- 6Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, a été agent général du clergé, homme de beaucoup d’esprit, très fin, d’une faible santé, fort lié avec M. l’évêque d’Autun, logé chez lui à Paris et le dirigeant, homme de cour par conséquent, sur lequel on ne peut beaucoup compter. (M.) (R)
- 7Leclerc de Juigné, archevêque de Paris. Pauvre homme ; il vient d’en faire preuve tout récemment dans l’affaire de son Pastoral. La besogne dont il s’agit est, en tout sens, trop forte pour sa tête. (M.) (R)
- 8Le prince de Conti a toujours eu un avis à lui, si l’on peut le bien prendre et lui faire sentir le danger des projets de M. de Calonne, il les combattra avec fermeté et se montrera digne de son père. (M.) (R)
- 9Le duc d’Orléans est très mal disposé contre M. de Calonne, parce qu’il n’ignore point que les projets de ce ministre doivent blesser ses intérêts. (M.) (R)
- 10Petite maison de M. le duc d’Orléans. (M.) (R)
- 11Excellent patriote ; s’est distingué durant la Révolution de la magistrature en 1771, et l’on doit en espérer beaucoup, d’ailleurs du parti neckeriste (B). — Le prince de Beauvau était surtout un instrument docile aux mains de sa femme, particulièrement zélée pour Necker. « La maison de Mme de Beauvau était le principal foyer de la révolte, si ce n’était contre le Roi, du moins contre son contrôleur général. On pouvait la considérer comme le chef du parti de M. Necker et le point de ralliement du clergé, qui abondait toujours chez elle. Ces deux moyens lui fournissaient celui de jouer un rôle dans la société dont elle avait été le charme et l’ornement par un esprit aussi solide que piquant, par des qualités essentielles, par des vertus aimables, avantage que l’âge n’avait point détruit en elle. Affichant un grand éloignement pour la cour et le tracas des affaires, elle ne laissait échapper aucune occasion de s’en mêler, toujours commandée par un zèle qui l’emportait chez elle sur tout autre motif. Elle travaillait sans relâche, mais infructueusement, à donner de la considération à son mari, dont elle tirait pourtant un grand parti pour la sienne ; l’âge, la naissance et la position de M. de Beauvau lui valant une prépondérance qu’elle dirigeait despotiquement. » (Mémoires du baron de Besenval.) (R)
- 12M. Necker. (M.) (R)
- 13Accusé d’avoir mendié une pension peu de temps avant l’assemblée, ce qui était un engagement dangereux et l’annonce d’une grande disposition à la corruption. (M.) (R)
- 14Mystérieux, nullement au fait en matière de finances, très circonspect, il craindra de déplaire au gouvernement, d’ailleurs partisan de l’autorité despotique. (M.) (R)
- 15Homme d’esprit, bon patriote, mais faible, petit, minutieux, d’une mauvaise santé, ce qui influe beaucoup sur ses facultés morales. (M.) (R)
- 16Seigneur flamand, tenant encore à l’ancien esprit républicain de son pays, laborieux, instruit, ayant l’esprit de calcul, du reste, flegmatique, réfléchissant beaucoup et capable de la contention d’esprit nécessaire pour le genre de travail de l’assemblée. (M.) (R)
- 17N’est pas un génie, mais plein d’honnêteté et de patriotisme ; un des instituteurs des écoles nationales ; d’ailleurs s’est formé dans les assemblées provinciales du Berry à entendre parler de matières économiques et à en raisonner. (M.) (R)
- 18Homme de beaucoup d’esprit, parlant très bien et avec facilité, un peu sourd, disposé à la corruption. Il s’était rendu créature du chancelier Maupeou durant la révolution et sa famille avait occupé des places dans le conseil supérieur de Blois. (M.) (R)
- 19Plein de nerf et de patriotisme, très instruit ; s’est distingué en 1774 à la rentrée du Parlement et à défendre les droits de la nation avec autant de lumières que de fermeté. (M.) (R)
- 20Honnête homme, mais âgé, cacochyme et gouverneur de M. le Dauphin, ce qui l’oblige à plus de circonspection que tout autre. (M.) (R)
- 21A été ambassadeur en Angleterre ; il a de l’élévation, de la fermeté, du désintéressement. (M.) (R)
Raunié, X, 237-48 - Mémoires secrets, XXXV, 196-203