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Apollon et une muse

Dialogue d'Apollon et d'une muse1
Critique des ouvrages et de la personne de M. Voltaire

Apollon
Que je vois d’abus
De gens intrus.
Ici, ma chère,
Depuis quarante ans2
Qu’en pourpoint j’ai couru les champs
D’où nous venu ce téméraire3 ,
Qu’on nomme Voltaire.

La Muse
Joli sansonnet,
Bon perroquet,
Dès la lisière
Le petit fripon
D’abord eut le vol du chapon.

Apollon
Par où commença le téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Tout jeune il voulut
Pincer le luth
Du bon Homère,
Et ressembla fort
Au bon Homère quand il dort.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Des drames pillés
Et rhabillés
A sa manière
Toujours étayé
Du parterre bien soudoyé4 .

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
L’histoire d’un roi
Qui par ma foi
N’y gagne guère
Car il y paraît
Aussi fou que l’écrivain l’est5 .

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
De son galetas
Séjour des rats,
On l’ouït braire :
Messieurs, je suis tout
C’est ici le Temple du Goût.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Une satire où
Ce maître fou
Gaiement s’ingère
D’être en ce pays
Votre maréchal des logis6 .

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Quoiqu’inepte et froid,
Et qu’il ne soit
Maçon, ni père,
Il ne fit un temps
Que des temples et des enfants.

Apollon
Ce style d’oracle me fatigue ;
Tire-moi d’intrigue.

La Muse
Ce rare écrivain
Fit l’Orphelin,
L’Enfant prodigue,
Et des Temples pour
L’Amitiés, la Gloire et l’Amour.

Apollon
Ces temples que je considère,
Montrez-les, ma chère.

La Muse
Ils sont tous là-bas,
Livrés aux rats,
A la poussière.
Le dieu de l’ennui
Les occupe seul aujourd’hui.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
En un bloc il mit
L’âme, l’esprit
Et la matière :
Condamnant l’écrit,
Thémis, une allumette en fit.

Apollon
Que fit encore le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Mainte épître, un peu
Digne du feu,
Trop familière,
Où le drôle osa
Trancher du petit Spinoza.

Apollon
Que devint alors le Téméraire ?
Dites-moi, ma chère.

La Muse
Tapi dans un coin
Un peu plus loin
Que la frontière ;
Quand l’écrit flambait,
A la flamme il se dérobait.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Il fit le méchant,
Le chien couchant,
Le réfractaire
Et selon les temps
Montra le derrière ou les dents7 .

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Le rêveur en fat,
L’homme d’Etat,
Le populaire,
Le fin courtisan,
Le charlatan, le geai du paon.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Voulant de Newton8
Prendre le ton9
Sur la lumière
Son mauvais propos
Le replongea dans le chaos.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Il vendit en cour
Par un bon tour
De gibecière
Deux fois en un an
De l’opium pour du nanan.

Apollon
Que fit ensuite le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
Il indisposa,
Scandalisa,
L’Europe entière
Changeant en putain
La Pucelle de Chapelain.

Apollon
Que fit encore le Téméraire ?
Répondez, ma chère.

La Muse
N’ayant plus maison
Sous l’horizon,
Trou, ni chaumière,
Partout sans aveu,
Il demeura sans feu, ni lieu

Apollon
Qu’est donc devenu le Téméraire ?
Achevez ma chère.

La Muse
En pays perdu
Il a pendu
La crémaillère ;
Mange son gigot,
Et s’endort sur la Sœur au Pot.

Apollon
On dit pourtant que le Téméraire
Rime à l’ordinaire.

La Muse
Il fait et refait
Ce qu’il a fait,
Cherchant à plaire,
Subtil éditeur,
Grand copiste, jamais auteur.

Apollon
J’ordonne lorsque le plagiaire
Sera dans la bière
Qu’on porte soudain
Cet écrivain
Au cimetière
Dit communment
Les charniers des Saints-Innocents
Et qu’il soit écrit sur la pierre
Par mon secrétaire
ci-dessous gît, qui
droit comme un I
eût perdu terre
si de Montfaucon10
le Crocq était sur l’Hélicon11 .

La Muse12
Croyant en plein air
Voler de pair
Avec Homère
Il rima Sully
Et crayonna le grand Henri13 .

La Muse
Il philosopha,
Apostropha
Ce qu’on révère,
Saisissant l’écrit,
Thémis une allumette en fit14 .

 

  • 1Autre titre : La muse de V*** au tribunal d'Apollon sur l'air de la Confession (Voltariana)
  • 2vingt-cinq. (Toulouse BM, MS861)
  • 3Comment y monta le Téméraire (Toulouse BM, MS861
  • 4Ses comédies de l’Indiscret, de l’Enfant prodigue.
  • 5L’Histoire de Charles XII, roi de Suède.
  • 6Le Temple du goût, brochure.
  • 7On veut parler de la satire contre M. de Sully.
  • 8Croyant à Newton
  • 9Donner le ton
  • 10Lieu où l'on met les pendus.
  • 11Il vendit deux fois sa tragédie d'Alzire, savoir à un libraire de Rouen et à un libraire de Paris.
  • 12 Les deux dernières strophes sont absentes de Piron.
  • 13Sa Henriade.
  • 14 La pièce en vers qui commence par Uranie. Les Lettres philosophiques.

Numéro
$3647


Année
1744 mars




Références

Clairambault, F.Fr.12711, p.21-25 - Maurepas, F.Fr.12647, p.23-27 -  F.Fr.10477, f°55-56 - Ecrire ou prononcer : j’accepte.521-25 - F.Fr.13656, p.487-91 -F.Fr.15134, p. 814-21 - BHVP, MS 542, p.356-61 -  BHVP, MS 705, p.203-208 - Toulouse BM, MS 861, p.136-39 - Piron, OC, t.IX, p.273-281 - Poésies satyriques, p.20-25 -Voltariana, p.131-35


Notes

La version des OC de Piron, de loin la plus complète, a été préférée. La  première variante (vingt-cinq / quarante ans) peut laisser croire à une première rédaction, complétée bien des années plus tard.