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Le Tombeau d’Adrienne Lecouvreur

Le tombeau d’Adrienne Lecouvreur1
Quel contraste frappe mes yeux !
Melpomène ici désolée,
Elève avec l'aveu des dieux
Un magnifique mausolée.
Ici la superstition
Distinguant jusqu'à la poussière,
Fait un point de religion
D'en couvrir une ombre légère2 .
Ombre illustre, console-toi,
En tous lieux la terre est égale ;
Et lorsque la Parque fatale
Nous fait subir sa triste loi,
Peu nous importe où notre cendre
Doive reposer pour attendre
Le temps où tous les préjugés
Seront à la fin abrogés.
Les lieux cessent d'être profanes
En contenant d'illustres mânes;
Ton tombeau sera respecté.
S'il n'est pas souvent fréquenté
Par les diseurs de patenôtres,
Sans doute il le sera par d'autres
Dont l'hommage plus naturel
Rendra ton mérite immortel.
Au lieu d'ennuyeuses matines,
Les Grâces en habit de deuil
Chanteront des hymnes divines
Tous les matins sur ton cercueil.
Sophocle, Corneille, Racine,
Sans cesse répandront des fleurs,
Tandis que Jocaste et Pauline
Verseront un torrent de pleurs.
Enfin pour ton apothéose
On doit te faire une ode en prose3 .
Ce chef-d'œuvre d'un bel esprit
Vaudra bien du moins un obit.
Méprise donc cette injustice,
Qui fait refuser à ton corps
Ce que par un plus grand caprice
Obtiendra Pelletier Des Forts.
Cette ombre impie et criminelle
A Ia honte du nom françois,
Quelque jour dans une chapelle
Brillera sous l'appui des lois.
Ainsi par un destin bizarre,
Ce ministre dur et barbare
Doit reposer avec splendeur ;
Tandis qu'avec ignominie
A l'ombre d'une Cornélie
On refuse le même honneur4 .

 

  • 1Autre titre: À Mlle Lecouvreur, sur le refus qu’on a fait de l’enterrer (Clairambault) - Apothéose de Mlle Lecouvreur sur le refus que l'on fait de l'enterrer en avril 1730, par M. de Voltaire (F.Fr.9352)
  • 2« M. le curé de Saint‑Sulpice a été voir, au sujet de cette mort, Monseigneur l'archevêque, et le curé n'a pas voulu la laisser enterrer au cimetière. Il a fallu un ordre de M. le lieutenant de police pour la faire enterrer dans un chantier du faubourg Saint‑Germain. Mais le plus plaisant est que par son testament elle avait laissé deux mille livres à Saint‑Sulpice que lée curé n'aura pas. » (Journal de Barbier.) (R)
  • 3Allusion aux odes en prose, si plaisamment inventées par le Sr de la Motte. (M)
  • 4C'est Arouet, fameux poète, qui a fait cette pièce de vers. Il en voulait personnellement à M. le contrôleur général Le Pelletier Des Forts qui, justement, a été chassé du ministère. Quand il parle d'une ode en prose pour chef-d’œuvre, c'est pour se moquer de M. de La Motte, bel esprit qui a fait des odes et dont la poésie sent la prose dans laquelle il excelle. » (Journal de Barbier.) — Dans Son Épitre dédicatoire de Zaïre, Voltaire a rappelé ce triste refus de sépulture : L'aimable Lecouvreur, / A qui j'ai fermé la paupière, / N'a pas eu même la faveur / De deux cierges et d'une bière, / Et que monsieur de Laubinière / Porta la nuit par charité / Ce corps autrefois si vanté / Dans un vieux fiacre empaqueté / Vers le bord de notre rivière. (R)

Numéro
$0695


Année
1730




Références

Raunié, V, 215-17 - 1732/1735, III, 100-02 - 1752, III, 100-02 - Clairambault, F.Fr.12700, p.101-03 - F.Fr.9352, f°287r-288r -F.Fr.10286 (Barbier), f°146-47 -  F.Fr.12800, p.422-24 -  F.Fr.13659, p.302 - F.Fr.15018, 204-05 -Stromates, I,6-7 -  Arsenal 3128, f°282v-283r - Lille BM, MS 66, p.256-59 - Lettres de M. de V***, p.167-69