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Histoire de l’année 1789

Histoire de l’année 17891
Ça, ma voisine, oyez un conte neuf.
C'est celui d'une année en miracles féconde,
C'est le portrait de l'an quatre-vingt-neuf,
C'est au rebours l'histoire de ce monde.

Des lois sans règle, un despote sans frein,
Une peuplade esclave, infortunée,
De cent cachots le sombre souterrain,
Des grands sans mœurs, une cour effrenée
Souillant le cœur de notre souverain ;
C'était l'horreur de notre destinée
Vers le printemps de cette triste année,
Et ce chaos, ce détestable enfer
Se peut vraiment nommer siècle de fer.

Au mois juillet un nouveau feu s'allume,
La liberté brille dans tous les cœurs,
On voit couler le soufre et le bitume.
Mille canons, mille foudres vengeurs,
En mille endroits font retentir l'enclume.
Nous combattons, nous revenons vainqueurs,
Le sang, la mort sont pour nous une fête ;
Nous faisons plus, sur le fer assassin
De nos tyrans nous promenons la tête.
Dieux ! quel été ! c'est le siècle d'airain.

Mais cependant voici venir l'automne
Et de l'État le péril est urgent.
Tout est brisé, plus de lois, plus de trône2 ;
Il faut payer le major, le sergent ;
Pas un écu ; la mort nous environne,
Pour l'éviter il nous reste un agent.
Necker le dit ; voyez comme avec joie,
D'un cœur allègre et d'un pied diligent,
Chacun de nous se porte à la Monnoie.
Oui, cet automne est le siècle d'argent.
Ayant ainsi de la triste patrie
Abondamment réparé le trésor,
La liberté, cette âme de la vie,
Va dans nos cœurs prendre un nouvel essor.
La douce paix, depuis longtemps bannie,
Dans nos foyers peut reparaître encor,
Et de nos maux la source étant tarie,
L'hiver prochain sera le siècle d'or.

  • 1« Par M. Peltier, l’auteur du Sauvez‑vous ou Sauvez-nous, de la Trompette du jugement et du Coup d’équinoxe, trois pamphlets adressés àl’Assemblée nationale et remplis de raison, de violence d’esprit et de mauvais goût. » (Meister.) — Bien que cette pièce dépasse par sa date la limite du 5 mai 1789, que nous avions assignée à notre recueil, nous n’avons pas hésité à la publier, comme résumant d’une manière caractéristique l’état politique et social de la France aux premiers jours de la Révolution. (R)
  • 2Pour se rendre compte de la transformation subie par le caractère et l’esprit français à cette époque, il faut lire les curieuses réflexions que l’état de la France suggérait au comte de Ségur, lorsqu’il rentra dans sa patrie, après un long séjour en Russie : « Pendant cinq ans d’absence et à huit cents lieues de mon pays, je ne pouvais me faire une idée des changements extraordinaires que venaient d’éprouver en peu d’années nos lois, nos caractères, nos esprits et nos mœurs. Les correspondances les plus multipliées ne suffisent pas pour peindre de pareils bouleversements, et les lettres que j’avais reçues à Pétersbourg depuis la naissance de nos orages étaient empreintes d’opinions si diverses et de passions si opposées qu’elles ne m’avaient donné sur notre situation réelle que des notions contradictoires et confuses, de sorte qu’en rentrant dans ma patrie je ressemblais assez au vieil Epiménide sortant de son long sommeil.

Numéro
$1616


Année
1789

Auteur
Peltier



Références

Raunié, X,341-44