Épître à Languet de Gergy, élu archevêque de Sens
Salut à vous, Monseigneur de Soissons1 .
D’un habitant des Petites-Maisons
Vous plairait-il accepter une épître ?
Et pourquoi non ? un héros calotin
(Fût ce héros affublé de la mitre)
Nous est confrère ; à part je mets le titre
Non la personne. On m’a dit pour certain
Qu’un échappé de l’École d’Ignace
Près du Dauphin doit avoir une place
Que vous croyez n’appartenir qu’à vous.
Ce passe-droit vous surprend et vous choque ;
Prenez-vous en à Marie Alacoque.
Mais non, contre elle ayez moins de courroux ;
Par elle avez honneur non équivoque.
N’est-il pas beau d’être l’historien2
De la Calotte ? On ne pourra pas dire
Qu’un si beau nom ne vous a coûté rien
Comme celui d’académicien3
On rend justice à votre belle histoire ;
Onc ne s’est vu si merveilleux phoebus.
Votre héroïne en son dévot grimoire
Parle au Seigneur comme on parle à Cyrus4
On n’y voit point le style sophistique
De l’écrivain des Avertissements5
Il approchait tant soit peu du bon sens.
C’est aujourd’hui le langage mystique
Tel qu’au besoin en use un capucin.
Mais j’entrevois votre secret dessein,
N’était-il pas… de nous donner à rire ?
D’un calotin c’est là le vrai délire,
Il veut en tout paraître original ;
Continuez, cela ne va pas mal ;
Vous avez fait vraiment un coup de maître ;
Présentement chacun veut vous connaître
Quoi ! c’est donc là, dit-on, ce grand auteur ?
Que je le voie, ah ! quelle énorme tête6 !
À son air lourd et son maintien de bête
Le prendrait-on pour un fin enchanteur ?
Si cependant, après Monsieur son frère7 ,
Nul ne sait mieux les tours de gibecière.
Pour vous donner un aussi terrible saut,
Il ne fallait pas moins qu’un Laffiteau.
Ce trait est noir, mais doit-il vous surprendre ?
À pis encore vous pouvez vous attendre.
En vous livrant à la Société8
Ignorez-vous qu’elle n’a point d’amis ?
Son intérêt lui rend seul tout permis.
Pour vous donner le plus grand ridicule,
Ce stratagème est bien de son esprit,
Sous votre nom elle a mis cet écrit,
Digne vraiment des auteurs de la Bulle.
Pour les punir rendez-vous appelant,
Ou tout au moins faites-en le semblant.
Mais non ce titre est trop incompatible
Avec celui qu’avez au Régiment.
Que faire donc après ce coup sensible ?
Je n’en sais rien. Consolez-vous pourtant ;
Quand à Paris vous ferez un voyage
(Ce que dans peu vous ferez sûrement)
Nous vous offrons chez nous un logement.
Il vous est dû pour votre bel ouvrage ;
Vous y parlez si bien notre langage
Qu’on le croirait fait par nous et pour nous.
Mais quoi ! j’apprends une grande nouvelle.
Rendant enfin justice à votre zèle,
Fleury vous nomme archevêque de Sens.
Quand on fait bien la guerre aux jansénistes,
Avec la cour on ne perd point son temps.
Pour s’avancer, vivent les molinistes.
On me dira qu’on ne vit pas toujours,
Qu’il faut penser à la vie éternelle.
Pourquoi la craindre, on ne croit plus en elle.
Mais taisons-nous, ou changeons de discours.
Pour nous ces faits sont trop de conséquence.
Mais pardonnez, les fous sont sans prudence.
En vérité je ris quand je vous vois
Quittant Soissons crier à haute voix,
C’est à regret, chère épouse que j’aime,
Que je te laisse et vais en d’autres lieux
Pour accomplir la volonté suprême ;
Que mes pleurs seuls te fassent mes adieux.
Crois-en mon cœur encore plus que mes yeux.
Ne pleurez point, Soissons n’est point jaloux
Que vous preniez une plus riche épouse.
Daigneriez-vous écouter mes avis ?
Étant d’un homme à cervelle en démence,
Ils vous plairont, Calotine Éminence,
Puisqu’à Soissons vous les avez suivis.
Ça, commencez par purger votre ville
De ces mutins, appelants au concile.
Qu’ils vivent bien, qu’ils soient de grands docteurs
Pour soutenir le système à la mode.
Il s’agit bien de savoir et de mœurs.
De Chavigny ne suivez la méthode9 .
Le bon prélat était trop indolent.
Au fond du cœur il semblait appelant ;
Pour vous, ami du trouble et de la guerre,
Faites d’abord gronder votre tonnerre.
Que craignez-vous, ayant la cour pour vous ?
Tout doit se rendre ou périr sous vos coups.
Pour augustin, pour Thomas, point de grâce ;
Ils sont trop durs pour l’Unigenitus,
Et leur morale est vieille, on n’en veut plus.
Mais parlez-moi des casuistes d’Ignace ;
Ils font aller au Ciel plus doucement.
Soyez bon prince ; oubliez que ces Pères
Vous ont taillé, comme on dit, des croupières.
Dites d’abord, dans un long mandement
Qu’on vous fera, que la Sainte Écriture
N’est pas pour tous une bonne lecture,
D’où conclurez, quoiqu’indirectement
Faut s’abstenir du Nouveau Testament.
Prêchant de plus en votre cathédrale
(Ce que prélats font assez rarement)
Vous instruirez en dépit du scandale
Vos habitants en la douce morale.
Dites surtout que l’on peut aimer Dieu,
Mais sans l’aimer en tout temps, en tout lieu.
Si par amour pour le Système austère10
Le jansénisme ose vous critiquer,
Sans lui vouloir en forme répliquer
De par le Roi faudra le faire taire.
C’est le plus court pour finir une affaire.
Bref, en prêchant, de plus faisant le mal,
Vous deviendrez l’ami du Très Saint Père,
Tant qu’à la fin vous serez cardinal.
Le fait est sûr, quoiqu’un fou le présage.
Mais quoi, je parle ici comme vrai sage ;
C’est signe sûr que je suis des plus fous.
Doit-on parler sagement avec vous ?
Le trait est fort, le tout est dit pour rire ;
Gens comme nous ont le droit de tout dire,
Surtout le vrai. L’on sait que quelquefois
Le sage même emprunte notre voix.
Mais c’est par trop, vous rendant ridicule,
Turlupiner un héros de la Bulle.
Adieu vous dit, archevêque de Sens.
Signé Jean Gilles, à l’hôtel du Bon sens.
- 1Épître à M. Languet, ci-devant évêque de Soissons, aujourd’hui archevêque de Sens Cette épître fut faite à l’occasion d’un bruit qui courut il y a quelque temps que la Vie de Marie Alacoque avait empêché Mgr Languet d’être désigné précepteur de Mgr le Dauphin, et que le Père Laffiteau, jésuite, aujourd’hui évêque de Cisteron, devait avoir cette place.
- 2Brevet d’historiographe de la Calotte, donné à M. Languet
- 3Il est de l’Académie française comme bien d’autres, on ne sait pourquoi.
- 4Fameux roman de Mlle Scudéry
- 5On attribue à M. Tournely les Avertissements.
- 6Il est très épais de corps et assez grossier d’esprit.
- 7Le curé de Saint-Sulpice.
- 8les jésuites.
- 9Prédécesseur de M. Languet.
- 10Allusion à la dispute qu’a M. de Sens avec ses curés et la plus saine partie de son diocèse, au sujet de l’amour de Dieu. Il ne répond que par lettres de cachet.
Maurepas, F.Fr.12633, p.185-92