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Chanson

Chanson. Les exploits de Morel1

Au bas d’un pont dans un bureau

Morel2 visait le numéro

De mes voitures et des vôtres3 ,

Quand il me dit un beau matin :

Je veux faire aussi mon chemin ;

Je le vois bien faire à tant d’autres.

 

Ma figure dont chacun rit,

Est plate autant que mon esprit.

Quels protecteurs seront les nôtres ?

Mince en tout, comme en revenus,

Grossissons-nous par les menus,

Comme on en voit grossir tant d’autres.

 

Il part, il vient, cherche à Paris

Beautés piquantes à tout prix.

« J’en ai pour vous et pour les vôtres ;

J’ai des Hollandaises surtout,

Persane, anglaise, à votre goût,

Pour les seigneurs et pour les autres. »

 

Roi des dramatiques tripots,

La Ferté voyant mon héros,

Dit : Bon, il faut qu’il soit des nôtres.

Pour mon argent toujours dupé,

Touts mes catins m’ont trompé :

Allons, Morel, cherchez-m’en d’autres.

 

Voilà Morel chef d’opéra,

Traitant la ville et coetera.

Ses vins valent mieux que les nôtres ;

Et dans un carosse brillant

Monte ce valet insolent,

Accompagné de plusieurs autres4 .

 

Mais c’est bien pis, ce directeur

Garni d’argent, veut être auteur

Pour ses péchés et pour les nôtres,

Et pratout fait brocher des airs

Sur vingt actes de mauvais vers

Qu’il a fait griffonner par d’autres.

 

Quand on vend si bien du plaisir,

Il faut au moins savoir choisir,

Surtout quand il s’agit des nôtres.

Fournisseur de marchés divers,

Quand vous acheterez vos vers,

Ah ! par grâce, achetez-en d’autres5 .

 

Pourtant votre gloire va bien,

Et vos talents, on en convient,

Ont fait des proverbes modernes.

Pour vous on change de dicton,

Cela brille aujourd’hui, dit-on,

Comme un Morel dans des lanternes6 .

 

  • 1C’est le cas de recueillir les bagatelles courantes. En voici quelques-unes de fort gaies sur ce pauvre M.**, autrefois commis, aujourd’hui espèce de parvenu, et auteur de quelques mauvaises farces dramatiques (La Harpe) Il s'agit d'un dénommé Morel. La Harpe lui garde son anonymat.
  • 2 Cette satire fut inspirée par la représentation de Panurge dans l’île des Lanternes, comédie lyrique en trois actes, paroles de Morel et musique de Grétry, qui avait été donnée pour la première fois le mardi 25 janvier. (R) - « M. Morel, qui, en sa qualité de bras droit de M. de La Ferté, dirige l’Académie royale de musique, a la manie de faire des poèmes et profite de son crédit pour employer les meilleurs musiciens et faire jouer ses ouvrages exclusivement aux autres, en sorte qu’il occupe la scène presque à lui seul. » (Mémoires secrets) (R)
  • 3M. Morel a commencé par être commis à l’inspection des voitures de la cour, et tout le monde l’a vu à cheval sur le chemin de Versailles visitant ces voitures pour surveiller les cochers et leur faire rendre compte de l’argent qu’ils reçoivent des personnes qu’ils prennent sur la route de Paris à Versailles. Morel passa de ce premier emploi de 1200 livres à celui de commis de M. de La Ferté ; c’est dans cet emploi qu’il a fait une brillante fortune. (M.) (R)
  • 4La nouvelle chanson contre M. Morel est sur l’air : Accompagné de plusieurs autres. Le refrain est très bien choisi et contribue à lui donner du sel et de la gaieté. Elle est en huit couplets que voici (Mémoires secrets, février.
  • 5Panurge, dont le titre seul était emprunté à Rabelais, ne se recommandait ni par le poème ni par la musique ; mais la mise en scène suppléait à l’insignifiance de l’ouvrage. « Panurge attire une affluence prodigieuse à l’Opéra. Tout le monde demeure d’accord qu’il n’y a rien de moins lyrique ni de moins comique que le poème, mais la prodigieuse variété de cet opéra, ses décorations, ses ballets, la musique de Grétry, font oublier les paroles. Cet ouvrage au reste est mis avec un soin infini et tel qu’on était en droit de l’attendre de l’auteur, employé aux Menus-Plaisirs… L’auteur est peu modeste, quoiqu’en vérité, après avoir mis une telle production au jour, il ne tînt qu’à lui de l’être. Il était donc dans l’ordre que ses ennemis et ses envieux (car il est fort riche) cherchassent à l’humilier. Telle est sans doute l’origine de la chanson qui est une espèce de chronique de ce grand saint » (Correspondance secrète de Métra.) (R)
  • 6Panurge dans l’île des lanternes de Morel de Chédeville, musique de Grétry (25 janvier 1785)

Numéro
$5755


Année
1785




Références

Raunié, X,176-79 - Mémoires secrets, XXVIII ,96-98 - La Harpe, CL, t.IV, p.319-20