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La Disgrâce de Noailles

La disgrâce de Noailles1
Allant à son ordinaire,
Noailles faire sa cour
Au duc, régent débonnaire,
Et lui souhaiter le bonjour,
Il aperçut La Vrillière
Tenant le coffret des sceaux2 ;
D’abord il se désespère,
Jugeant mal de d’Aguesseau.

Une frayeur étonnante
S’empare de son esprit,
Disant d’une voix tremblante :
Je suis donc aussi proscrit !
Grand duc, je demande grâce.
Le Régent répond : Chanson !
Je veux mettre à votre place
L’intrépide d’Argenson. —

N’étant plus dans la finance,
Je vais servir mon quartier ;
Avec l’habit d’ordonnance,
Faire mon premier métier.
Dans le conseil de régence,
Donnez-moi le rang exquis.
Le duc dit : A son instance,
Soit fait comme il est requis.

Tout le grand hôtel de Noailles
Est accablé de douleurs.
Là, la maréchale braille,
La duchesse fond en pleurs,
Les commis se désespèrent,
Les valets sont confondus :
Nous n’aurons plus gens qui donnent,
Voilà nos profits tondus. —

Mon fils, qui est la cabale
Qui vous a si mal traité ?
Dit, jurant, la maréchale ;
C’est contre la charité.
Vous serviez si bien la France
Et toute votre maison,
Qu’il en faut prendre vengeance
Et en demander raison.

Je sens plus que la disgrâce,
La perte des pots-de-vin.
Tâchez de rentrer en place
Pour finir notre levain.
Six affaires souterraines
Vont, par mes derniers efforts,
Bientôt couronner mes peines
Et remplir vos coffres-forts.

Si la Chambre de justice3
Avait pendu d’Argenson,
Vous seriez en exercice
Sans redouter ce champion. —
Nous l’avons bien voulu faire,
Mais il est plus fort que nous ;
C’est une terrible panthère4
Qui nous écrasera tous.

  • 1En 1718, à la fin de janvier le duc d’Orléans ôta les sceaux au chancelier d’Aguesseau et les finances au duc de Noailles. On crut que ce dernier était disgracié, et le lendemain il eut les survivances de toutes ses charges pour son fils. (BHVP, MS 580)
  • 2« Le duc de Noailles qui venait de recevoir une lettre du chancelier qui lui mandait que M. de La Vrillière lui avait redemandé les sceaux, monta en carrosse et s’en alla au Palais‑Royal ; et, voyant les sceaux qui étaient sur la table de M. le duc d’Orléans, parce que M. d’Argenson n’était pas encore arrivé, demanda à M. le duc d’Orléans : « Que veulent dire ces sceaux que je vois là ? » M. le duc d’Orléans lui répondit : « Je les ai envoyés redemander au « chancelier. — Et à qui les donnez‑vous ? répartit le duc de Noailles. — Je les donne, lui répondit‑il, à M. d’Argenson. » Le duc de Noailles lui dit : « Monseigneur, je vois bien que la cabale l’emporte, et, puisqu’on attaque un si honnête homme que le chancelier et mon meilleur ami, je vois bien qu’on m’attaque aussi, et que je ne puis mieux faire que de rendre ma commission de président du conseil des finances. Je vous la remets. » M. le duc d’Orléans lui dit : « Ne demandez‑vous rien ? — Non, monseigneur, répondit le duc de Noailles. » (Journal de Dangeau.) (R)
  • 3« Dans le temps de la Chambre de justice, qui était composée pour la meilleure partie de messieurs du Parlement, on avait terriblement donné d’inquiétude à M. d’Argenson, pour lors lieutenant général de police et conseiller d’État. On avait été sur le point de décréter contre lui sous prétexte de malversations. Il avait été mandé plusieurs fois ; on avait arrêté tous les gens qui lui avaient servi dans le secret, ou commissaires ou exempts du roi et le Parlement avait cherché toutes les preuves qu’il aurait voulu trouver contre M. d’Argenson. Il était piqué du crédit qu’il avait eu du temps du roi et de celui même qu’il s’était ménagé par intrigue et par son esprit auprès du Régent. » (Journal de Barbier.) (R)
  • 4Ce qualificatif n’a rien qui doive surprendre. Les satiriques du XVIIIe siècle empruntent fréquemment les termes de leurs comparaisons au genre animal. En voici un exemple tiré d’une facétie que le Recueil Clairambault nous a conservée et dans laquelle il est encore question de d’Argenson. Il s’agit d’un combat de prétendus animaux féroces : « On lâchera promptement, dit l’auteur, un autre animal qu’on a amené de Venise, qui a la prudence du serpent et la force du lion. Il est noir de la tête jusques aux pieds, a le regard un peu farouche et tient de l’ours, se servant comme lui de ses deux pattes, dans lesquelles il tiendra adroitement deux massues, avec quoi il dissipera d’abord tous ces animaux. » (R)

Numéro
$0250


Année
1718




Références

Raunié, III,8-11 - Clairambault, F.Fr.12697, p.17 - Maurepas, F.Fr.12629, p.233-35 - BHVP, MS 580, f°66v