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Requête des harengères de la halle à Mgr le duc d’Orléans au sujet de la régence

Requête des harengères de la Halle

à Mgr le duc d'Orléans
Les harengères de Paris,
Plus maîtresses que leurs maris,
Viennent faire la révérence
Au nouveau régent de la France.
Philippe, grand duc d’Orléans,
Que Dieu vous conserve longtemps !
Nous ne pouvons assez vous dire
La joie que nous avons, beau sire,
D’apprendre que le parlement
A cassé le testament1
Qui vous ôtait une régence
Que le mérite et la naissance
Vous donnent, et que d’un avis
Nous demandions au bon saint Louis.
Il nous exauce, dont Dieu grâce,
Et vous allez tenir la place
Pendant longtemps de notre roi,
Et vous nous donnerez la loi.
Quand nous pensons à vos largesses,
Et considérons vos promesses,
Il semble que vous ramenez
Les siècles d’or tant renommés.
Vous avez commencé, grand prince,
Par voir l’homme de la province,
Vaut mieux dire de l’univers,
Qui mérite les plus beaux vers.
Vous avez vu le saint Noailles,
Vous rafraîchissez nos entrailles,
Recevant bénédiction
D’un prélat dont l’attention
A gouverner son diocèse
Nous a toutes ravies d’aise.
Si vous prenez notre conseil,
Cet archevêque sans pareil
Donnera tous les bénéfices2 ;
Et vous aurez des écrevisses,
Truites vives et saumons frais,
Si vous renvoyez Desmarets
Avec sa bande satanique
De partisans, dont la boutique
Gagne plus en un seul moment
Que nous toutes pendant cent ans.
Que vous trouverez de ressource
Dans leur abominable bourse,
Pour payer la caisse d’emprunt
De votre cher oncle défunt,
Et mainte autre très grosse dette
Pour laquelle chacun s’inquiète !
Nous espérons que, Dieu aidant,
Par vos bons soins vous ferez tant
Que bientôt nous serons tous quittes
Et des impôts et des jésuites,
Excepté du père Trévoux3
Qu’aimerons pour l’amour de vous,
Et pour les conseils très utiles
Qu’il donne à vos illustres filles,
Quoiqu’on dise que quelquefois
Il hausse le ton de sa voix,
Ne voulant qu’aucune princesse
Lise le canon de la messe.
Mais passons cet article-là,
Et croyons que malgré cela
Il est homme à bonne doctrine,
Et n’est pas de ceux de la Chine4 ,
Et bien moins de ceux de Paris
Qui sont tombés dans le mépris.
Mais laissons là tous ces bons pères,
Qu’ils raccommodent leurs mystères
Qui sont un peu trop éventés.
S’ils ont recours à vos bontés,
Et qu’ils proscrivent leur doctrine,
Alors faites-leur bonne mine,
Comme on fait à saint Nicolas,
Nagez, ne vous y fiez pas.
Bientôt vous ferez faire Gille5
A ceux qui sont à la Bastille
Pour aucune autre iniquité
Que d’avoir dit la vérité.
Tous les notaires de village
Appréhendent votre langage,
Ainsi que tous les chicaneurs
Abusés par les procureurs.
Tous les approbateurs de livre
Auxquels Voisin donnait à vivre,
Gabellistes, agioteurs,
Avec tous les méchants auteurs,
Comme les traîneurs de rapière
Qui mettent les gens dans la bière,
Par vous seront bientôt bannis,
Ou plutôt sûrement punis.
Nous vous demandons une grâce,
De faire chasser de la place,
A force de gros nerfs de bœuf,
Tous les chansonniers du Pont-Neuf6 ,
Dont les chansons impertinentes
Gâtent l’esprit de nos servantes,
Dont le naturel est enclin
D’aller chez dame Pataclin.
Et si vous purgez les guinguettes
De toutes sales amourettes,
Cette dame de grand pouvoir
Sera seule dans son manoir,
Et la grande Salpêtrière
Ne sera plus qu’un cimetière,
Et le compère d’Argenson
S’occupera dans sa maison
Non plus à poursuivre le vice,
Mais à nous rendre la justice ;
Et par là Paris sera net
De coiffe blanche et vert bonnet7 .
Mais pour le bonheur de la France,
Il faudra donner la finance
Au religieux d’Aguesseau8
Auquel réservons un vaisseau
De la plus charmante marée,
Si mieux ne voulez qu’Astrée9 ,
Pour récompenser ses travaux,
Lui confie bientôt les sceaux.
Alors madame la Justice
Confisquerait le pain d’épice10 ,
Et l’on verrait fleurir l’État
Sous cet illustre magistrat.
Prions Votre Altesse royale
De passer un jour par la halle,
Et vous aurez assurément
Un magnifique compliment.

  • 1Le lendemain de la mort de Louis XIV, le parlement cassa le testament du feu roi, et déféra la régence au duc d’Orléans, avec le droit de nommer les membres du conseil de régence, et la libre disposition de toutes charges bénéfices et grâces. (R)
  • 2Le cardinal de Noailles fut nommé par le Régent chef du conseil des affaires ecclésiastiques, mais la feuille des bénéfices resta entre les mains du duc d’Orléans. (R)
  • 3Jésuite, confesseur du Régent. (R)
  • 4Les jésuites, pour faciliter l’établissement de la religion chrétienne dans la Chine permettaient aux convertis diverses cérémonies en l’honneur de Confucius et des ancêtres. Cette tolérance provoqua entre les jésuites et les prêtres des missions de longues disputes auxquelles le tribunal des Rites mit fin en défendant l’exercice du christianisme en Chine (1724). (R)
  • 5Expression qui signifie faire fuir. A l’origine Gille était un personnage de la comédie italienne, dont le nom devint synonyme de poltron et de niais. (R
  • 6Au XVIIe et au XVIIIe siècle, le Pont‑Neuf était le rendez‑vous des charlatans bateleurs, chanteurs et marchands de chansons. Quelques‑uns de ces marchands, tels que le Savoyard et le cocher de M. de Verthamont, avaient acquis une certaine célébrité par les chansons satiriques qu’ils composaient eux‑mêmes et débitaient au public. De là le nom de ponts‑neufs donné aux poésies populaires qui se chantaient sur un air très connu. (R)
  • 7Marques distinctives des filles de mauvaise vie. (R)
  • 8Henri‑François d’Aguesseau (1668‑1751), avocat général (1690) puis procureur général (1700) au Parlement de Paris, soutint avec ardeur sa compagnie dans les affaires de la Constitution Unigenitus et prit une part active à la cassation du testament de Louis XIV. Le vœu des dames de la Halle en sa faveur ne tarda pas à être exaucé, puisque en 1717 il fut nommé chancelier de France. (R)
  • 9D’après la mythologie antique, Astrée, fille de Jupiter et de Thémis, était la déesse de la justice. (R)
  • 10Lorsque les denrées de l’Orient commencèrent à se répandre en France, les plaideurs qui avaient gagné leurs procès prirent l’habitude d’offrir aux juges une corbeille de ces denrées ou épices. L’usage devint bientôt une loi, et les présents en nature se transformèrent en sommes d’argent dont le paiement fut rendu obligatoire. Divers édits royaux consacrèrent cet état de choses, en réglant la manière dont les épices devaient être payées. (R)

Numéro
$0082


Année
1715

Auteur
Dufresny ? (F.Fr.12695) ou Gacon ?



Références

Raunié, I,121-26 - Clairambault, F.Fr.12695, p.701-07 -  Maurepas, F.Fr.12628, p.137-41 - F.Fr.12500, p.12-15 - F.Fr.12796, f°62r-64r -F.Fr.12800, p.102-06 - F.Fr.15019, f°67-71 - F.Fr.15152, p.245-54

 


Notes

Cette pièce a été faite par le poète Gacon (BHVP, MS 555)