Clément Satire X
Satire X
Le Trésor de Melpomène
Sur le déclin du jour, je traversais, naguère,
Du tranquille Marais un quartier solitaire,
Quand soudain j’avisai le poète Calcas
De son humble manoir délogeant sans fracas :
Un crocheteur robuste emportait son ménage
Et Calcas, d’un pas fier, précédait le bagage,
Tenant un coffre en main d’un air religieux,
Tel qu’Énée autrefois quand il portait ses Dieux.
Après les vains propos que notre usage exige :
Quel est ce meuble rare et précieux, lui dis-je,
Dont vos yeux, un moment, n’oseraient s’écarter,
Et que vos seules mains sont dignes de porter ?
Avez-vous dans son sein déposé vos richesses,
Ou bien les doux billets de vos tendres maitresses ?
Non, dit-il, je tiens là mon unique trésor,
Plus cher qu’une maîtresse, et plus rare que l’or ;
Là sont tous mes enfants, les enfants de ma veine,
Et qu’à mon chaste amour accorde Melpomène.
Chaque jour plus fécond, mon tragique cerveau
Invente un nouveau genre, enfante un plan nouveau ;
Aux combats de la scène athlète opiniâtre,
Je ne saurais souffrir ce qui n’est point théâtre.
Le théâtre est ma vie, il est mon élément ;
Je ne rêve qu’intrigue, incident, dénouement ;
Mais sans fouiller si loin dans les fastes antiques,
Je cherche parmi nous des crimes pathétiques :
Une horreur bien bourgeoise a droit de nous toucher,
Et mon plus beau sujet, c’est un héros boucher.
Là je tiens en dépôt des richesses immenses,
Trente coups de théâtre et vingt reconnaissances,
Marches, combats, assauts, déroute, embarquement ;
J’ai même même les frais d’un bel enterrement.
N’oublions pas surtout un ample répertoire
De ces impiétés qui charment l’auditoire,
De traits sentencieux, compilés au hasard,
Que dans chaque tirade on enchâsse avec art,
Et qui, de nos badauds étonnant les oreilles,
Leur font battre des mains, leur font crier merveilles.
Ami, voilà des biens qui ne mourront jamais,
Et je porte avec moi ma gloire et mes succès.
L’anonyme
Déjà brille en vos yeux cette gloire future :
Puisse un jour le sifflet en respecter l’augure !
Le théâtre, il est vrai, de mérite indigent,
S’enrichit des bontés d’un public indulgent :
Au microscope heureux de son goût débonnaire,
Tel paraît un Lekain, et tel autre un Voltaire ;
Et le parterre assis, bien loin de cabaler,
Pouvant dormir à l’aise, a cessé de siffler.
Moins de maux sont sortis de l’urne de Pandore
Que ce goût complaisant n’a déjà fait éclore
D’informes avortons et de nains contrefaits,
Grotesquement chaussés du cothurne français.
Plus d’une farce anglaise, affreusement hardie,
S’habille chez D… du nom de tragédie.
Pour illustrer la scène, on a vu parmi nous
Des héros échappés de l’hôpital des fous,
Par les transports nouveaux d’un fantasque délire,
Exciter gravement la pitié qui ait rire.
Béverley m’a fait craindre, en un sujet si beau,
D’en voir trancher le nœud par les mains du bourreau.
Tantôt, c’est de Coucy l’amante frénétique
Qui, du cœur d’un amant, fait un souper tragique,
Et tantôt dans un drame accueilli froidement,
La flamme d’un bûcher réchauffe un dénouement.
Souvent, sans autre cause, un grand coup de tonnerre
D’une terreur profonde a frappé le parterre.
Un spectre noir, suivi d’un tourbillon de feu,
Fait grand peur de l’enfer à qui ne craint pas Dieu ;
Et ce peuple esprit fort, si crédule au spectacle,
Fidèle à Mahomet, applaudit son miracle.
Loué soit l’inventeur d’un art ingénieux
Qui, sans parler au cœur, a su toucher les yeux !
Nous donnons aujourd’hui la couronne tragique
A qui montre le mieux la lanterne magique.
Avec moins de prestige, à mon œil étonné,
Comus transforme en or le fer qu’il m’a donné,
Qu’un prince, embarrassé de terminer la pièce,
N’escamote un poignard levé sur sa princesse.
Qui peindra le fracas des combats, des soldats,
Parant toujours la mort et ne la donnant pas1 ?
D’un si terrible choc les coulisses gémissent ;
Du théâtre ébranlé les tréteaux retentissent ;
La salle entre en fureur ; les bravos éclatants
Redoublent la bravoure au cœur des combattants.
Mais le héros adroit, s’escrimant avec gloire,
Sans blesser un seul homme, emporte la victoire.
D’autres à l’escalade ont attaqué ce fort,
Dont le canon muet cède au premier effort.
Des vaisseaux de carton viennent lutter sans crainte
Contre l’affreux courroux des mers de toile peinte.
Combien le seul aspect d’un orgueilleux acteur,
Dans l’assemblée émue excite un bruit flatteur !
Qu’a-t-il dit ? Rien encor. Sait-on ce qu’il va dire ?
Non ; c’est son air, sa taille et son port qu’on admire.
Tel est le goût nouveau du spectacle français.
Mais ne craignez-vous pas pour vos futurs succès,
Que du parterre enfin le sifflet ne s’éveille,
Et de son bruit vengeur déchire votre oreille ?
Un jour, l’ennui du laid peut faire aimer le beau ;
Le vieux goût oublié redeviendra nouveau ;
Le vrai nous guérira du faux et du bizarre ;
M… même, déjà, paraît un peu barbare.
On ne souffrira plus ces durs et secs auteurs,
Charlatans de la scène, enflés déclamateurs,
Dont la muse, à la fois sauvage et pédantesque,
Glapit ses froids sermons dans un français tudesque,
Et l’art de Melpomène, après tant de revers,
Devra son lustre encore au charme des beaux vers.
Calcas
Bon ! nous comptons pour rien, et les vers, et la rime ;
Et Melpomène en prose en sera plus sublime.
Le meilleur drame enfin (c’est un point résolu),
Est fait pour le spectacle, et non pour être lu.
Telle pièce, au théâtre, a ravi les suffrages,
Dont souvent le lecteur a déchiré les pages.
L’anonyme
Etrange illusion, qu’à peine je conçois
D’applaudir en public ce qu’on siffle chez soi !
Et plus étrange encor cet ennuyeux délire
D’imprimer hardiment ce qu’on ne doit pas lire !
Le prudent Lisidor a peu d’imitateurs :
Sur la scène applaudi, mais craignant les lecteurs,
Il dérobe au grand jour sa modeste victoire,
Et dans son portefeuille il conserve sa gloire…
Mais quel trouble soudain qui se peint dans vos yeux,
Sur votre front ridé fait dresser vos cheveux !
Tous vos traits égarés s’arment d’un air farouche ;
Des sons plaintifs et sourds sortent de votre bouche.
Calcas
Je rappelle en moi-même un tableau théâtral,
D’une invention rare et d’un effet moral,
Qui doit porter la pièce et l’auteur jusqu’aux nues.
Vous ne verrez point là de ces beautés connues,
Vieilles comme le temps : c’est du neuf ; écoutez.
L’anonyme
Comment ? Y pensez-vous ? Dans la rue ! arrêtez.
Calcas
Non, non.
L’anonyme
L’on va vous croire au moins fou.
Calcas
Bagatelles.
L’anonyme
Ces cloches font un bruit…
Calcas
Je crierai plus haut qu’elles.
L’anonyme
Vos gestes, vos transports, vos tragiques accents
Vont bientôt contre nous ameuter les passants.
Calcas
N’importe
L’anonyme
En certain lieu j’ai hâte de me rendre.
Calcas
Un seul moment.
L’anonyme
C’est trop.
Calcas
Il faut pourtant m’entendre.
J’allais subir mon sort : mais pendant ces débats,
Un filou qui de loin avait suivi nos pas,
Et qui guettait de l’œil la perfide cassette,
Enlève brusquement le trésor du poète,
Part comme un trait, s’enfuit, et court peut-être encor.
Calcas, tout éperdu, court après son trésor,
Poursuit son ravisseur, criant à pleine tête
Au meurtre ! à l’assassin ! arrêtez ! qu’on l’arrête !
Et moi, tout consolé de cet heureux malheur,
D’un cœur reconnaissant, je disais : Cher voleur !
- 1*Vers imité de la Henriade.
Satiriques du dix-huitième siècle, t.II, p.148-54
Les 11 satires de Clément occupent les N°$7724-$7734. Elles figurent dans le recueil Satires par M. C***, Amsterdam et se trouvent à Paris chez les Marchands de nouveautés, 1786.