L’aigle, le renard et le serpent Fable
L’aigle, le renard et le serpent
Fable sur l’exil de M. le duc de Choiseul
Dans un grand bois fermé de fossés et de haies
Vivait un aigle en souverain puissant ;
Dans le creux d’un rocher ombragé de futaies
Etait son trône ; un renard fort savant,
En affaires surtout, avait sa confiance.
Du bon monarque il soutenait les droits,
Faisait la paix, donnait des lois,
Décidait de la guerre, et sa rare science
Le faisait estimer de tous les autres rois.
Bon citoyen, éclairé, juste, aimable,
Il gouvernait, et l’État, et les cœurs,
Et tous les animaux recherchaient ses faveurs.
Ils étaient tout surpris de voir un grand affable.
Sur le chemin du ténébreux palais,
Dans un buisson épineux, noir, épais,
Un serpent rendait la justice.
On l’avait cru digne de cet emploi ;
L’ambition était sa seule loi,
Mais couvrant avec artifice
De ses projets les dangereux ressorts,
On ne le craignait point ; il avait les dehors
De la bonté ; c’était là son adresse ;
Toujours avec bassesse
Il flattait du renard l’esprit et les talents.
La flatterie amuse tous les grands ;
Le renard, par reconnaissance,
De son ami voulut augmenter la puissance.
Un grand emploi vaquait, l’aigle le consulta ;
Le renard proposa
De nommer le serpent ; il vanta ses services.
Bref, l’aigle le nomma.
Malgré les dignités, on conserve ses vices.
Voilà le serpent en faveur,
Il oublie et son bienfaiteur,
Et la reconnaissance, et les lois de l’honneur ;
Il veut gouverner sans partage.
Quels furent ses moyens ? c’est ce qu’il faut cacher.
Ambitieux et bas, en faut-il davantage ?
Il réussit : on vit congédier
Sire Renard ; une terre étrangère
Fut sa retraite, et tous les renardeaux
Furent forcés de gémir et se taire.
Les grands emplois sont des fardeaux
Bien pesants pour notre faiblesse.
Illustres favoris, même du meilleur roi,
Craignez la main qui vous caresse.
On ne vous aime que pour soi.
F.Fr.13652, p.55-57 - F.Fr.15141,p.228-30