La comédie justifiée
La comédie justifiée
Au Sieur de P…
Téméraire censeur, qui veux nous faire un crime
D’un plaisir reconnu de tous temps légitime,
Contre la Comédie en vain dans un écrit
Tu vomis à longs flots l’aigreur de ton esprit.
Le théâtre appuyé du pouvoir monarchique
Redoute peu l’effet de ta fade critique
Et l‘on verra toujours ce innocent plaisir
Des plus honnêtes gens occuper le loisir.
Jadis, quand il offrait d’infâmes caractères
Je sais qu’il s’attira la censure des Pères ;
Alors chez les Romains un acteur effronté
Du discours à l’effet poussait l’impureté
Et par un coup barbare ensanglantant la scène
Donnait aux spectateurs une joie inhumaine.
Atrée y préparait un horrible festin,
Et Médée y venait un poignard à la main,
L’une et l’autre égorgeant d’innocentes vitimes
À la fable ajoutaient de véritables crimes
Alors avec raison dans leurs discours pieux
Les Pères défendaient ce spectacle odieux
Mais depuis qu’à la foi Rome par eux soumise
Eut goûté quelque temps le doux joug de l’Église
Le théâtre reprit son antique splendeur
Et ne s’écarta plus des lois de la pudeur
Loin de le condamner les saints Pères eux-mêmes
Voulurent l’embellir par de sacrés poèmes,
Et c’est dans cet esprit qu’on a vu si longtemps
Nos Mystères en proie aux peuples ignorants
Sous les deux derniers rois la France plus polie
De ces vieux histrions reconnut la folie
Et laissant l’Évangile à traiter aux docteurs
Chercha d’autres sujets propres à ses acteurs.
Corneille après Rotrou de la savante Grèce
Sur la scène française employa sa richesse
Et Racine y fit voir d’un style plus uni
La vertu couronnée et le vice puni.
Aussi dans Mithridate un fils traître à son père
Concourt par sa révolte au bonheur de son frère
Tite dans Bérénice écoutant son devoir
N’ose pour son amour faire agir son pouvoir
Et livré aux remords qu’un crime affreux excite,
Phèdre prend du poison et décharge Hippolyte.
En un mot chaque pièce est un riche tableau
Où le mal paraît laid et le bien paraît beau.
On y voit encor mieux que dans le meilleur livre
Le mal pourl’éviter et le bien pour le suivre.
Aidé par sa raison et libre en son désir,
Le spectateur écoute et n’a plus qu’à choisir
Ainsi le Créateur en défendant la pomme
Mit le bien et le mal au choix du premier homme.
À l’exemple d’Adam, si quelque faible esprit
Y prend au lieu du bien le mal qui le séduit
La tragédie en soi n’est pas plus condamnable
Que la loi dont Adam fit un mépris coupable.
Cet art ingénieux, ce noble amusement
Des longs travaux du jour délasse utilement.
Hé ! quel autre avant toi, pédant plein d’arrogance,
A jamais prétendu que ce fût une offense
D’écouter une pièce où d’un vers enjoué
Le Tartufe imposteur par Molière est joué ?
Aussi, malgré ton livre et sa fausse doctrine
On admire Corneille, on estime Racine,
Molière divertit et la cherté du pain
N’empêche pas d’aller applaudir Arlequin.
BHVP, MS 602, f°90r- 91r - Ce texte a été imprimé dans le Recueil de pièces curieuses et nouvelles tant en prose qu’en vers (1694), t.II, p.347-354
$2114, $7098, $7099 forment un ensemble.