Epître du Diable
Épître du Diable
À Monsieur de Voltaire, Comte de Tournay,
près Genève, aux Délices.
Organe furibond de l'Ange de ténèbres,
Qui souffle dans ton cœur la rage de rimer ;
Toi, dont les ouvrages célèbres
Instruisent cent grimauds dans l'art de blasphémer ;
Lieutenant des Enfers et Diable à plus d'un titre,
Reçois, mon digne ami, cette infernale Épître :
Mais garde-toi de la faire imprimer.
Tes ouvrages divers, ton cothurne, ta lyre,
Tes saintes imposteurs nous ont plu tellement
Que je t'en dois un compliment
Au nom des Grands de mon Empire,
Reconnaissant de bonne foi
Qu'à trouver les moyens d'en étendre les bornes,
Tout Diable que je suis, je le suis moins que toi,
Et ne te passe que des cornes.
Je me louerai toujours de Manès, de Socin,
De l'amant défroqué de la jeune Deborre,
Du zèle impétueux de Maître Jean Calvin,
Tous ennemis fougueux du Pontife Romain,
Et de la messe que j'abhorre.
Mais en fait d'irréligion,
D'extravagance et de blasphème,
Nul ne peut sans présomption
Te contester le rang suprême.
Plusieurs de ces fiers ennemis,
Qui disputaient les clefs aux Ministres fidèles,
Des monuments du Peuple circoncis,
Ont respecté du moins les preuves immortelles,
De la religion interprètes rebelles,
Ils la défiguraient ; mais tu l'anéantis.
Bien est-il vrai que ton système
Est parfois un peu gauche, efflanqué, chancelant,
Et que tel mot que tu crois un système
N'est qu'un sophisme impertinent.
Mais dès qu'un raisonneur est léger et brillant,
Il a toujours assez de force :
Soit vertu ou savoir, dans le siècle présent,
Le fond n'est rien, tout dépend de l'écorce.
Et qui sait mieux que toi répandre en ses écrits
L’illusion du coloris,
Le vernis et la broderie ;
De traits sentencieux, saupoudrer son jargon ;
Rajeunir des lambeaux de vieille friperie,
Ou faire un mets piquant de quelque rogaton ?
Annales et Philosophie,
Politique, Géométrie,
Morceaux Flamands, Britanniques, Germains,
Et Bribes de Théologie,
De Brachmanes, de Mandarins,
Du Congo, de l'Abysinie,
Tout se confond, tout est accumulé ;
Tout fermente et bouillonne en ton cerveau brûlé.
Tu changes quand tu veux de forme et de nature
Pyrrhon la nuit, Socrate le jour ;
Tantôt rimeur suivant la Cour,
Tantôt Zénon et tantôt Épicure.
Tu peux chanter sur tous les tons,
(Sauf néanmoins sur celui de Pindare).
Ta trompette embouche des sons,
Qui manquaient aux Français pour l'épique fanfare.
Mais si jamais Satan a dit la vérité
Je soutiens que tes vers, chefs-d'oeuvre de scandale,
Auraient bien moins d'attraits et de célébrité,
Si tu ne les frappais sur l'enclume infernale
Au bon coin de l'impiété.
Pour enlever tous les fuffrages,
Tu compris qu'il fallait, dans tes premiers ouvrages,
Rassurer les mondains, flatter tous les penchants.
Démolir, foudroyer ou rendre ridicules
D'étranges vérités qui révoltent les sens,
Et de ta rage enfin armant les incrédules,
Japper contre Dieu même et mordre ses enfants,
Ainsi tu débutas en bravant le tonnerre,
Et soudain tes succès passèrent ton espoir :
Ton mérite forçait les Sages d'Angleterre,
À te céder la palme du savoir ;
Ta main brisait le joug d'un pénible devoir ;
Tu réformais le monde, et grâce à ton génie,
De la religion, l’injuste tyrannie,
Perdait dans tous les cœurs son antique pouvoir.
Car en dépit de l'Écriture
Et de la foi de tous les temps,
Celui qui régit la nature,
Ce Dieu, l'espoir des bons et l'effroi des méchants,
N'était plus, selon toi, qu'un Monarque en peinture,
Tels que ces Princes paresseux,
Roitelets, Casaniers, de vos fastes antiques,
Qui, dans les festins et les jeux,
Buvaient l'oubli des misères publiques,
Et libres de tous soins, ne vivaient que pour eux.
Ce Dieu de l'Univers, inutile Pagode,
En laissait le timon pour sommeiller en paix,
Et l'aveugle Destin réglant tout à sa mode,
Était son Maire du Palais.
Si ce frivole titulaire,
Qui s'obstinait à se cacher,
Ne se mêlait d'aucune affaire,
Si rien ne pouvait le toucher,
Pourquoi follement s'enticher,
De l’espérance de lui plaire,
Ou de la peur de le fâcher ?
Sans équité, sans bonté, sans clémence,
Que faisait aux mortels son oisive puissance ?
Et devaient-ils la réclamer ?
C'était déjà beaucoup de ne point entamer
Son domaine et son existence ;
Mais le servir, mais le craindre et l'aimer,
C'était outrer la complaisance.
De-là, suivant le fil d'un si bel argument,
L'esprit émancipé sautait légèrement
De confluence en conséquence.
le cœur trouvait partout un encouragement ;
Un champ vaste et fécond s'ouvrait à la licence.
On pouvait au besoin fourber adroitement,
Se parjurer, trahir la confiance ;
De Naboth écrasé dévorer la substance ;
Piller la veuve, opprimer l'orphelin ;
Pour cent tendrons formés aux ébats de Cythère,
Tapisser des sérails de brocard, de satin,
En tableaux de Boucher, en vernis de Martin ;
Et pour l'infortuné qu'assiège la misère,
Avoir un cœur d'acier, des entrailles d'airain,
L'âme d'un Diable ou l'âme de Voltaire,
Le luxe devenait l'éternel instrument
Du pouvoir et de l'abondance,
La débauche un délassement,
La mollesse une bienséance.
Et qu'était la vertu qu'un ridicule effort,
Qu'un pitoyable objet d'orgueil et de folie,
Sans récompense après la mort,
Et sans profit pendant la vie ?
Insensé le mortel ennemi de ses jours,
Qui sans respect du temps si rapide en son cours,
Semait d'épines son passage,
Et qui dans la saison des Ris et des Amours,
Libre d'en profiter, en dédaignait l'usage.
Ainsi donc l'on devait, sans craindre l'avenir
N'avoir plus d'autre loi que la loi du plaisir ;
Suivant sa pente et sa méthode,
Tout semblait arbitraire, innocent et permis,
Et rien n'était, à mon avis,
Si consolant et si commode.
Aussi de ta doctrine on reconnut le prix,
Si bien que dans Berlin, dans Londres, dans Paris,
Tes merveilleuses rapsodies,
Te firent proclamer par tous nos beaux esprits
Le Patriarche des impies,
Des lois de Jéhova superbes ennemis,
Et fléaux de quiconque ose croire en son fils.
Ce choix fut confirmé chez nous en plein chapitre.
Et tu n'as pas depuis démenti ce beau titre.
Parmi ces écrivains conjurés contre Dieu,
Tu sus te distinguer en tout tems, en tout lieu
Comme leur chef et leur modèle,
Et j'en suis bien reconnaissant :
Car mon domaine florissant,
S'est accru de moitié chez la race mortelle.
Surtout le climat des Badauds,
Sera dans peu mon plus noble héritage.
Ses habitants sont le peuple volage,
Qui sait le mieux gober tes préceptes moraux
À l'hameçon du beau langage.
Tous ces roquets de l'Hélicon,
Que fait hurler la Tragicomanie,
Facteur, Clerc ou Commis, Petit-Maître et Poupon
En manteau court, en rabat de linon,
De tes dogmes fameux ont la tête farcie ;
Du bel esprit tous prennent l'écusson,
En professant la doctrine chérie.
L'un croit le culte indifférent,
Et confond le Bramin avec le Catholique,
Et l'autre l'abandonne au vulgaire ignorant
Comme une vaine et frivole pratique.
Ici c'est un Réformateur
Qui blâme certains rites du sacré Ministère,
Qui dogmatise avec fureur
Contre la foi d'un antique mystère,
Et d'un pénible aveu dispense le pécheur.
Puis contrôlant la richesse des Moines,
La pompe des Prélats, la table des Chanoines,
Et taxant le Clergé de mille autres abus
Dit que pour apaiser tant de vives alarmes,
Il faudrait marier tous nos jeunes reclus,
Capucins, Récollets, Jacobins et grands Carmes.
Là, c'est un esprit fort, ou lascif, ou glouton,
Qui pour analyser la nature de l’âme,
Vous soutient que l'étui vaut autant que la lame,
Et la fait dépérir ou croître à l'unisson,
Avec l'âme d'une huître ou d'un colimaçon.
Voilà quel est le Catéchisme
De tes disciples à Paris.
J'avais besoin de tes écrits,
Pour y couler à fond la barque du Papisme.
Depuis trente ans que tes travaux
Ont fertilisé ce rivage,
Je vois de jour en jour qu'il enfle mes impôts,
Et me rapporte davantage.
Il me vient chaque mois de friands maniveaux
De réprouvés de tout étage,
Dûment lardés de péchés capitaux ;
De gros richards, calcinés de luxure
Ou gangrenés d'avarice et d'usure ;
Des fripons, des coquins de toutes les couleurs,
Des intrigants et des appareilleurs…
Eh ! que ne dois-je point à l'excès de ton zèle,
Pour seconder mes généreux desseins,
En suivant la trace fidèle
Des Bayles et des Arétins ?
Ton Uranie est une œuvre immortelle,
Ta religion naturelle
Obscurcit à jamais les plus fiers écrivains.
Je voudrais en être le père,
Ainsi que de l'épître agréable et légère,
Où brillent l'antithèse et l'étrange conflit
De la grâce de Jesus-Christ,
Avec les trois Grâces d'Homère.
Mais le prodige du savoir,
C'est ta Pucelle incomparable :
Il ne nous manquait plus que ce Livre admirable,
Pour consommer ta gloire et combler mon espoir.
Que de riants tableaux ! que de jolis blasphèmes !
Oh ! que tu dois t'en applaudir.
Ton esprit y surpasse, il en faut convenir,
Nos intelligences suprêmes.
Je défierais tous les enfers,
Le Diable le plus docte en cynique peinture,
De forger en dix ans un écrit si pervers,
Si fertile en scandale et si riche en ordure.
Lorsque tu publias ce volume charmant,
Ce modèle parfait de rimes dissolues,
J'en eus tant de plaisir et de contentement,
Que trois ou quatre fois j'épiai le moment,
De te happer en planant dans les nues.
Je brûlais de payer tant d'utiles forfaits
Dans cette demeure profonde ;
Mais j'ai senti que pour nos intérêts,
Il valait mieux encor te laisser dans le monde,
Où tu servais l'enfer avec tant de succès.
Et bien me sache que ta course
Penche si fort vers ces gouffres brûlants ;
Je prévois trop quelle ressource
Je vais perdre chez les vivants.
Mais après tout je m'en console
Quand tu feras dans nos cantons,
Toutes les classes des Démons,
Iront s'instruire à ton école,
Et profiter de tes leçons.
Je te puis assurer, foi d'Archange rebelle,
Que tu seras le bienvenu,
Et dignement fêté dans le rang qui t'est dû,
Parmi les Citoyens de la braise éternelle.
Eh ! quel régal pour toi de trouver en ce lieu
Toute la clique de tes sages,
D'entendre et d'admirer ces ennemis de Dieu,
Vantés partout dans tes ouvrages ;
Puis un essaim de filles à talents,
Qui charmaient à souper et brillaient sur la scène
De ces filles de Melpomène,
Qui trafiquent de leur printemps,
Se hâtant de venir dans mon sombre Royaume,
Malgré Keyser, le Mercure et Saint Côme ;
Puis l'adorable Lecouvreur,
Cette Déesse poulinière,
Qui reçut de tes mains l'encens le plus flatteur,
Tandis que des bigots lui refusaient l'honneur,
De la laisser pourrir au coin d'un cimetière.
Ces doux objets dont le geste animé,
Le récit pathétique et l'accent plein des charmes
Aux Badauds attendris faisaient verser des larmes,
Brûlent de plus de feu qu'ils n'en ont allumé,
Et rendent mieux chez nous les tragiques alarmes.
Quand tu viendras dans ce séjour,
Je veux qu'avec éclat, pour chômer ce grand jour.
Notre allégresse se déploie.
Ce ne sera que bals et festins à ma cour ;
Tous les feux de l'enfer feront des feux de joie.
Dès longtemps mon fourrier t'y prépare un hôtel
Un peu plus chaud que celui des Délices,
Tout à côté du repaire éternel,
On logent Vanini, Toland et leurs complices.
Là, tu pourras promener tes caprices,
Et contempler au loin des lacs étincelants,
Des fleuves orageux, des rochers fulminants
Flanqués de vastes précipices,
Et de cent gouffres mugissants.
Ce Belvéder de l'infernale rive,
Pour amuser un écrivain,
Vaut bien la froide perspective
De la ville et du lac des enfants de Calvin.
Et si la soif de l'or te fuit jusqu'au Ténare,
Tu l'y verras couler au gré de ton désir ;
Mammon l'affine et le prépare,
Et fusses-tu l'ombre la plus avare,
Il aura de quoi t'assouvir.
En attendant, cher ami, je t'invite
À maintenir ton cœur, endurci dans le mal,
Sans jamais réfléchir sur le terme fatal
Où ton déclin se précipite.
Souviens-toi qu'au mépris du vulgaire chrétien,
Un savant épuré de crainte et d'espérance,
Comme Épicure ou Lucien,
Tient son rang jusqu'au bout, et doit par bienséance
Vivre en athée et mourir comme un chien.
Il est beau d'affronter le péril à ton âge ;
Tel qu'un nocher audacieux,
Que la foudre environne et qui brave les Cieux
En blasphémant dans le naufrage.
Ne va point imiter ce poltron de Normand,
Qui par forme de testament,
Touché de repentir de son goût pour la scène,
Rima tout A-Kempis, indigne monument !
Ni ce Rufus, vil objet de ta haine,
Qui redouta l'enfer et finit saintement ;
Ni ce benêt de La Fontaine,
Qui mourut aussi lâchement.
Eh ! que diraient les bandes interdites
De ces Enfants perdus qui volent fur tes pas
Si leur vieux Général, aux portes du trépas,
Flétrissait ses lauriers par des craintes subites ?
Tu sens quel coup cela me porterait ;
Car la crainte se communique.
Et mon rival triompherait
Dans le parti philosophique.
D'ailleurs, comment te réconcilier
Avec ce Dieu d'éternelle vengeance ?
Pourrais-tu lui faire oublier,
Par dix mille ans de pénitence,
Tant d'écrits scandaleux qu'on t'a vu publier,
Tant d'ouvrages et de licence ?
Mais s'il t'invite à la résipiscence,
Et quoiqu'il fasse encor pour t'y déterminer
Crois-moi, résiste-lui, dérobe à sa clémence
La gloire de te pardonner.
Soit qu'il t'appelle, ou qu'il tonne et menace,
Ranime ta vertu, redouble tes efforts ;
Munis ton cœur d'une double cuirasse
Contre l'aiguillon des remords,
Ou contre l'attrait de la grâce.
Mais le plus sûr, tu le sens bien,
Est de rester où le sort te confine.
Là, tu pourras toujours du culte Ausonien,
Fronder impunément l'imbécile doctrine.
Ton nom illustrera ces plaines, ces coteaux ;
On dira dans cent ans : « Ce paisible héritage
Fut autrefois la retraite d'un Sage,
Qui toujours contre Dieu combattit en héros,
Et par un coup du fort jeté fur le rivage,
Pour agrandir le Diable y tint ses arsenaux ».
On ira contempler cet Helvétique asile,
De l'Oracle des Écrivains,
Comme on allait à Cume, aux antres souterrains
Fameux par les trépieds d'une antique Sybille ;
Ou comme on visitait aux bords Napolitains,
L'auguste reposoir des cendres de Virgile.
Cependant laisse dire aux lâches ennemis,
Qui vont te relancer jusqu'en ton ermitage
Que la rouille des ans émousse tes esprits,
Que tes talents enfin, usés et décrépits,
S'écroulent chaque jour sous les glaces de l'âge.
Dédaigne d'écraser ces insectes poudreux,
Et s'ils trouvent encor dans tes livres fameux.
Soit plagiat, foit blasphème ou sophisme,
Oppose à leur audace un mépris généreux,
Sans plus crier au fanatisme.
Qu'ils sachent ces cuistres jaloux,
Ces lourdauds empâtés d'orgueil et d'ignorance,
Qu’ils doivent humblement ramper à tes genoux,
Te craindre, t'admirer et garder le silence ;
Et que qui réunit tant de genres divers,
Un si profond et si vaste génie,
L'arbitre enfin de l'harmonie,
Maître de ses écarts, libre dans ses travers,
Est fait pour régenter le Pinde et l'Univers.
Poursuis donc sans mollir tes travaux mémorables ;
Prodigue en forcené le mensonge et les fables ;
Frappe, confonds, détruis et renverse à la fois
La morale du Christ, ses temples et ses lois ;
Que l'Enfer s'en étonne et qu'enfin tous les Diables
Rugissent de plaisir au bruit de tes exploits !
M. Giraud
Poésies satyriques, p.59-72 - Satiriques du dix-huitième siècle, p.127-40
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