Les Barmécides
[La Harpe] Les Barmécides
Complainte sur l’air des Pendus
Or, écoutez, petits et grands
Les tragiques événements
Qu’un philosophe journaliste
(Qui suit nos défauts à la piste)
Fit jouer hier aux Français
En s’arrangeant pour le succès.
Tombe deçà, tome delà,
Trois lampes éclairant cela,
C’est ce qu’aux yeux offre la scène.
Vient un Monsieur qui s’y promène
Et qui dit à son confident :
« J’ai bien du chagrin, mon enfant. »
Il fait une exposition
Qui n’expose point l’action,
Car Saël qui vient sur la brune,
Croit devoir en faire une ;
Mais après un fort long récit,
C’est comme s’il n’avait rien dit.
Dans tout ce galimatias
Saël crie en levant les bras :
« Punissez la race abasside,
Vous êtes fils de Barmécide. »
Amorassan répond à ça :
« Est-il possible ?… Ah ! dieux ! ha ! ha »
Saël, toujours fin et subtil,
« Attendez-moi-là, lui dit-il,
Je m’en vais chercher la Princesse,
Quoiqu’inutile dans la pièce ;
Il ne faudra pas la prier,
car elle attend sur l’escalier. »
Aussitôt fait qu’aussitôt dit ;
Elle arrive et fait un récit
Qu’on n’entend pas plus que le reste.
Ce que l’on comprend par le geste,
C’est qu’ils font tous un grand serment
Sur le tombeau du mort-vivant.
Au second acte arrive Aron,
Fier comme un paon, droit comme un jonc ;
On lui dit mille choses dures,
De grands mots, de grosses injures,
Qu’il souffre comme un hébété
Quoiqu’il ait un sabre au côté.
Il nous parle d’un Aménor,
Son fils aîné, son cher trésor,
Qui reste comme un vrai Jocrisse
Caché derière la coulisse,
Et qui, tranquille jusqu’au bout,
Sert à la rime, eet puis c’est tout.
Arrive enfin, comme Narbas,
Un bon vieillard criant tout bas :
« Me voilà, je suis Barmécide,
On ne sait pas ce qui me guide…
Mettons le Spectateur au fait
Pour mieux détruire l’intérêt. »
Amorassan vient sans retard
Savoir ce que veut le vieillard.
« Contre Aron, dit-il, on conspire,
Je viens exprès pour vous le dire,
Monsieur, ne me refusez pas,
Dépêchons-nous, car je suis las. »
Le Grand Vizir, un peu trop chaud,
Dégaîne… et rengaîne aussitôt ;
La nature, je ne sais comme,
Lui parle en faveur de cet homme.
Saël survient, « Ah ! tout est su,
Dit le Vizir, je suis perdu. »
« Vous tenez ce vieux roquentin,
Et vous épargnez le coquin ?
Faites-le pendre tout de suite,
Car s’il vient à prendre la fuite,
Il ira dire nos secrets.
Au diable alors tous nos projets. »
« Saël, vous raisonnez fort bien ;
car s’il meurt, il ne dira rien ;
Lui mort, je lui prendrai la lettre
Qu’au seul Calife il veut remettre ;
Mais pour filer le dénouement,
Avec lui causez un moment. »
Comme il y va de bonne foi,
Barmécide lui dit : C’est moi ;
Cher Saël, je suis Barmécide.
– Quoi, tu veux sauver l’Abasside ?
Il faut, ami, que tu sois fou.
Tu veux donc nous casser le cou ? »
« Tu viens de voir ton propre fils,
Celui que j’ai tiré d’un puits ;
Il est le chef de l’entreprise ;
S’il fait sottise sur sottise,
S’il a l’air d’avoir mauvais cœur,
C’est bien la faute de l’auteur. »
« Mon fils est Cinna… mais motus.
Je suis le cadet de Brutus,
Sémire est l’informe copie
De Pulchérie et d’Émilie.
Il faut bien qu’au Calife Aron
Auguste serve de patron. »
Le quatrième acte en entier
Est l’ouvrage d’un écolier,
Et malgré trois reconnaissances,
Force portraits, maintes sentences,
Barmécide, en dépit du nom
Est frère de Timoléon.
Au cinq, on baisse le rideau.
On le relève de nouveau
Pour montrer dans les ténèbres
Des tombeaux, des torches funèbres
Et le Calife hors de sens
Qui pleure et croit aux revenants.
Comme il fallait qu’Amorossan
Tuât quelqu’un selon le plan,
Sur Aménor, Prince inutile,
Il vient décharger sa bile.
Mais à peine il l’a massacré
Que le jeune homme est enterré.
Aron crie : « Ah !… Tuons quelqu’un ;
Allez, mettez-vous dix contre un.
Sur le tombeau perçons le traître
Que j’aurais dû plutôt connaître,
Qui vient d’envoyer ad patres
Un fils, l’objet de mes regrets. »
Resté seul, le Calife en pleurs,
Dit des vers de toutes couleurs,
Et puis s’écrie, ainsi qu’Auguste :
« Tout ce qu’on me fait est bien juste,
J’ai tué quarante sujets
Et l’on veut me tuer après. »
Arrive enfin Amorassan,
Sémire et tout le bataclan ;
Le vieux Saël qui, pour ses peines,
A les deux bras chargés de chaînes,
Et Barmécide qui vient là
Pour voir comment ça finira.
Le Calife dit de gros mots ;
Barmécide jure à huis clos ;
Il se nomme, chacun s’étonne ;
Le Calife pleure et pardonne,
Et la pièce finit ainsi
Par une antithèse en quatrain.
CSPL, VI, 347-51