Sans titre
Venez entendre nos malheurs,
Mes chers amis, versons des pleurs,
Implorons la toute-puissance,
Car nous sommes dans la souffrance
Et si Dieu n’y met pas la main,
Qui sera sûr du lendemain1 ?
On ne connaît plus les saisons ;
On voit pendre aux fleurs les glaçons ;
Nos péchés sans doute en sont cause
Car notre curé nous expose
Que si nous ne changeons nos cœurs
Nous verrons bien d’autres malheurs.
Le trop cruel mois de janvier
Nous glaça comme février,
Et mars ne leur céda guère
Pour perdre les biens de la terre.
Mais croirait-on bien que le pis
Ce fut le fâcheux mois d’avril.
Le terrain humide et gelé
Gâta la racine du blé.
Mais pour les achever de peindre
Et nous rendre encor plus à plaindre,
Par ses neiges, par ses frimas,
Mai ne les raccommoda pas.
Ce mois-ci fut si rigoureux
Qu’alors le peuple ouvrit les yeux.
Cependant avec espérance
Que juin produirait l’abondance.
Juin si peu tout ravigota
Que sans pousser le tout resta.
Mais ce qu’on n’avait jamais vu
Et ce que l’on n’aurait pas cru,
Après quoi faut tirer l’échelle,
C’est que la gentille hirondelle
Qui nous annonce le printemps
Tombait morte dedans les champs.
Ces pauvres petits oisillons
Mouraient faute de moucherons
Et finissaient leurs destinées
Sur le haut de nos cheminées,
N’ayant que la plume et les os
Et pesant à peine deux gros.
Le rossignol du bois joli
Qui gazouille tant en avril
N’eut pas meilleure destinée.
On ne l’entendit de l’année
Si ce n’est à la fin de juin
Qu’il chantait un peu le matin.
Le peuple malgré tout cela
Point ou fort peu s’en ébranla,
Mettant toute sa confiance
En la suprême Providence,
se contenta de dire, il faut
pour que tout aille, bien du chaud.
Mais on n’a point vu de chaleur,
Le blé resta comme en langueur,
Le temps venu que l’on moissonne
Passa sans étonner personne.
En septembre encore on croyait
Qu’assez bien on dépouillerait.
Au quinze de ce mois enfin,
On vit qu’on n’avait point de grain
Qu’à peine pour semer la terre.
Alors chacun cria misère.
Comment vivront les pauvres gens,
Le blé valant cinquante francs ?
Pauvres idiots laboureurs,
Au lieu de toutes vos clameurs,
Si dans la saison printanière
Vous eussiez regarni la terre,
Comme en sept cent neuf on a fait,
On eût eu de tout à souhait.
Tout ceci n’était encor rien,
Au moins la vendange allait bien ;
Les fruits promettaient quelque chose,
Sur ce produit on se repose
Mais le cinq octobre mit fin
A ce qu’on espérait en vain.
Une gelée outre raisons
Fit pendre à nos toits les glaçons.
La vigne en fut endommagée
Et presqu’en tous lieux ravagée.
Enfin pour la première fois
Sur le noyer gela la noix.
Lorraine et Champagne, nous dit-on,
Vit tomber neige à gros flocons
Et fondre en si grande abondance
Que la Meuse pleine à outrance
A produit et tant et tant d’eau
Qu’on a fait vendange en bateau.
La Marne en a fait tout autant,
Car en tous lieux se débordant,
Tout ce qu’elle rencontre entraîne,
Et se répandant dans la plaine
Culbute maisons et moulins,
Et la vigne avec ses raisins.
Pour encore accroître nos maux
On voit périr tous les troupeaux
Faute de bonne nourriture ;
Les uns, c’est par la pourriture2 ,
Et les autres par le claveau3
Qui nous ôte jusqu’à leur peau.
Novembre est tout aussi fâcheux,
Le frimas, la neige en tous lieux
Nous fait déjà garder la chambre.
Dieu nous préserve qu’en décembre
On voie encor le même temps,
Car que feraient les pauvres gens ?
Pour accroître tous ces fléaux
Et mettre le comble à nos maux,
Il ne manquait plus que la guerre.
C’est pourquoi je me désespère
De la perte de l’Empereur4 ,
Grand pronostic pour ce malheur.
Supplions tous le Roi des Rois
Que le blé qui depuis un mois
Est ensemencé dessus terre
Par un temps radouci prospère
Et profite nfin de façon
A nous donner pleine moisson.
- 1 Sur l’intempérie de l’air et le dérangement des saisons qui pendant toute l’année 1740 causèrent une disette presque générale sur toutes choses. (Castries)
- 2 La pourriture est une maladie incurable des moutons qui se manifeste par une espèce de bourse qui leur vient sous la gorge et que leur cause une herbe que les bergers connaissent, qui croît ordinairement dans les prés bas et humides qui leur pourrit les entrailles et les fait mourir comme en langueur. (Castries)
- 3 Le claveau ou clavelée est une espèce de petite vérole qui attaque les moutons et les fait mourir ; tous cependant, quand ils sont saignés et sollicités à ce propos, n’en meurent pas ; cette maladie se gagne par les troupeaux voisins quand ils pâturent proche de ceux qui en sont attaqués. (Castries)
- 4L’Empereur mourut la nuit du 19 au 20 octobre. (Castries)
Mazarine Castries 3987, p.233-39