Épître chagrine A Messieurs de Clairambault et Dornel Sur la décadence de la musique
Épître chagrine
A Messieurs de Clairambault et Dornel
Sur la décadence de la musique
Cher Clairambault et vous ami Dornel,
Que dans votre art los vous soit éternel :
Qui mieux que vous, soutien de Polymnie,
Fait respecter sa divine harmonie ?
Du vrai, du beau, solides défenseurs
On vous entend crier Ô siècle, Ô mœurs !
Ce temps n’est plus, temps où de la nature
Noble musique empruntait sa parure,
Où de Lully les sons mélodieux,
Dignes des rois, l’étaient aussi des dieux.
Ce temps n’est plus, vous le faites revivre.
Mais que le siècle a de peine à vous suivre !
Très rares sont ces amateurs du beau,
La nouveauté veut le mettre au tombeau.
Je vais enfin, moi chétif Odiphile,
Faire exhaler ma poétique bile
Contre le goût de tant de novateurs
Qui du vrai chant dupent les amateurs.
Tout va gémir sous la loi tyrannique
Des durs essais du système harmonique.
Par ce système artistement guindé,
Il faut se voir servilement bridé,
Et renonçant à ces simples merveilles
Qui séduisaient le cœur et les oreilles.
Tout est changé, l’aimable violon
Qui doit sa gloire au savant Apollon,
En préludant d’une manière folle
Ressemble au bruit des verrous de Geôle,
Et de l’oreille effrayant le tympan
Fait détester la note et son tyran.
La tendre flûte essuyant ses disgrâces
N’est plus pour moi cet instrument des grâces
Que Pan jadis, joignant des chalumeaux,
Sut inventer pour adoucir nos maux.
Ses tons aigus, vrais tons de cornemuse,
Vrais sifflements des serpents de Méduse,
Ne m’offrent plus ces sources de plaisirs,
Charmes parfaits de mes plus chers loisirs.
La voix n’a plus cette juste cadence
Qui de son art marquait l’indépendance.
Elle chevrote et ses sons déréglés
De vos chanteurs font des écervelés.
Du concerto le goût épidermique
Contre l’usage est de toute musique,
Et l’orgue même, Ô honte de nos jours,
Cherche à briller par mille mauvais tours !
Scandale affreux des oreilles chrétiennes
Ce ne sont plus de pieuses antiennes.
Mais tambourins, musettes ou rondeaux,
Quel attentat sur l’âme des dévots !
De cent lambeaux nos temples retentissent,
D’un goût pervers nos oreilles pâtissent,
Et de Marchant les traits harmonieux
Seraient sans vous ignorés en ces lieux.
D’autres encore, modèles de science,
Savent garder l’exacte bienséance.
Daquin et vous, naturel Forqueray,
Votre savoir fait respecter le vrai.
Et toi, Domel, à qui dans ma colère
J’ose me plaindre ainsi qu’à ton confrère,
Si tu ne peux corriger tant d’abus,
Sache-moi gré de les avoir connus.
Gastelier, IV,1, p.207-08