Aller au contenu principal

Critique du sieur Gillé, graveur et fondeur de caractères

Critique du sieur Gillé,

graveur et fondeur de caractères1

Le graveur charlatan,

De par le Roi ;

Écoutez moi,

Paix là, silence !

Votre très humble serviteur,

Mes nobles Messieurs, a l’honneur,

De vous tirer sa révérence ;

Flatté par la douce espérance

Que me sachant graveur du Roi,

Vous viendrez en foule chez moi.

Ma réputation est grande,

Encor que je sois peu connu…

Comment ? Si quelqu’un le demande,

Je lui réponds : le Roi m’a vu,

Le jour… oui c’était un dimanche ;

Car je me souviens que ce jour,

J’étais en chemise blanche,

Fort brave au milieu de sa cour.

Or, Messieurs, c’est donc pour vous dire

Que je suis connu du Roi Sire,

Et j’ajoute sans vanité,

Qu’il n’en est pas pour peu flatté.

Il est vrai, j’étais magnifique,

Habit de velours, ventre d’or.

De plus, Messieurs, j’avais encor,

Escarpins neufs, frisure unique,

Diamants aux pieds et bague au doigt,

En un mot, j’étais comme on doit ;

Aussi, (mais je n’étais pas ivre,)

J’ai vu qu’à mon abord Louis

Et sa cour étaient éblouis.

Lors je lui présentai mon livre

Qu’il reçut d’un air gracieux

Comme un don rare et précieux,

Marin depuis dans sa Gazette,

Et sa Gazette ne ment pas,

Me prône et partout me trompette ;

Messieurs, sentez-vous bien ce cas ?

Voilà que sur la terre et l’onde,

Mon nom va courir tout le monde.

Je conviens que le fils Fournier,

M’enlève l’hôtel de la guerre,

Par le crédit du chef Bertier.

(A tout le monde on ne peut plaire)

Mais j’ai l’École militaire,

Et de la Prusse le grand Roi

Prend ses caractères chez moi.

Je dégotte le fameux Luce ;

J’écrase le jeune Fournier

Comme vous feriez une puce ;

Son aîné n’est qu’un lanternier


Qui n’a que les vieux caractères,

Des Lebés, Granjons, Garamond,

Leurs grecs, hébreux, autres misères,

Gando, Sanlecque et leurs confrères.

N’ont que de pitoyables fonds.

Tous à mes ravissants ouvrages,


Rendent les plus humbles hommages :

Enfin, je suis le graveur du Roi.

Accourez tous, venez chez moi.

Si quelqu’un est assez bélître,

Pour demander à voir mon titre,


Qu’il sache que ce que je dis

Vaut mieux cent fois que mille écrits
.

Venez, imprimeurs, gens de lettres,


Astronomes et géomètres ;

J’offre gratis mon livre à tous,

Si vous achetez tous chez nous :

L’intérêt point ne me poignarde,


Je ne vise qu’à votre argent,

Donnez-moi-le, je suis content.

Je donne aux protes la poularde,

Je leur sers de mon meilleur vin

Et quand nous sommes bien en train

J’entonne la chanson gaillarde ;

Je suis plein de mérite enfin ;

Si cependant quelqu’un en doute,

Il peut aller se faire… tondre.

 

Voulez-vous savoir mon manoir ?

Ma demeure est rue où l’on chie

A l’hôtel de l’âne qui crie.

  • 1Sur ce qu’on avait lu dans la Gazette de France du lundi 24 janvier précédent, à l’article de Versailles ce qui suit : « Le sieur Joseph Gillé graveur et fondeur des caractères de l’imprimerie des départements de la Guerre, de la Marine, et des Affaires étrangères, a eu l’honneur de présenter au Roi un volume contenant toutes les épreuves de ses caractères qu’il distribue gratis aux gens de lettres et aux imprimeurs. » Des ennemis tant dudit sieur Gillé demeurant rue de la Bertonnerie près du petit marché Saint Jacques, qu’on taxait de suffisance, que du sieur Marin censeur royal auteur de la susdite Gazette, font répandre à l’adresse de différentes personnes des copies manuscrites d’une pièce satirique en vers français ; je vois une de ces copies qui avait été remise par le commissionnaire chargé de l’expédition au sieur Lottin l’aîné libraire et imprimeur au Coq rue Saint Jacques ; ce qui me met à portée de pouvoir la transcrire ici pour en faire comme une espèce de monument de la méchanceté des hommes qui va toujours en augmentant dans notre malheureux siècle (Hardy)

Numéro
$5826


Année
1774 janvier




Références

Hardy, III, 326-27