L’âme de M. de Voltaire
L’âme de M. de Voltaire1
L’auteur de Mahomet allait quitter la vie.
La mort, sur ce brillant fanal
Étendait sa main rembrunie
En balançant le trait fatal,
Se sentait désarmer à l’aspect du génie.
Dans un costume assez plaisant,
Les moines d’alentour arrivaient à la file.
Madame Denis se désole,
Le père Adam récitant le Symbole,
Veillant près du pécheur, l’ennuyant pour son bien,
Lui montre au Ciel sa grâce écrite,
Et lui conseille en bon jésuite
De s’arranger pour mourir en chrétien.
Malgré les soins du père, et les pleurs de la nièce,
Et trente capucins qui près de la maison
Très humblement rôdent sns cesse
En marmotant quelqu’oraison
Pour que l’Antéchrist se confesse,
Donne un peu dans l’attrition
Et dise du bien de la messe ;
Malgré Zaïre et Mérope et Brutus,
Malgré l’Histoire universelle,
Zadig, l’Ingénu, la Pucelle,
Tous damnables écrits où l’esprit étincelle,
Et qu’on lit er relit après les avoir lus,
Voltaire meurt ! ce bruit dans sa retraite
En mille accents plaintifs est déjà prolongé :
La renommée en deuil va l’apprendre au clergé ;
L’écho du Jura le répète,
Il meurt, et son âme en sortant
Pure comme un rayon échappé d’un nuage,
Est sans délai confisqué au passage
Par un esprit subtil qui guettait cet instant.
Tout à coup le lutin traverse l’atmosphère.
De monde en monde il s’élance, il bondit
À travers des flots de lumière ;
Et son assurance enhardit
L’âme fluette de Voltaire
Qu’un pareil trajet étourdit.
Ils abordent bientôt une plage étrangère,
Asile éblouissant des bienheureux esprits,
Ils voudraient pénétrer, mais un gardien sévère
Leur ferme brusquement le céleste parvis.
Ouvrez, c’est un élu, c’st l’auteur de Candide,
Il écrira sur les plaisirs du Ciel ;
De la béatitude il remplira le vide
Et persiflera Gabriel.
Il vous amusera. Qu’entends-je ? quel blasphème !
Dit le saint courroucé. Quoi ! Voltaire lui-même
Près de l’agneau sans tache et du Père éternel ?
Cours lui chercher un gîte au fond du noir Empire.
Pierre à peine a parlé, le follet se retire.
Il voit des royaumes nouveaux,
D’immenses souterrains, des régions funèbres ;
Les vastes profondeurs du séjour des ténèbres :
La petite âme a peur et croit voir le Chaos ;
On la descend enfin sur ce bord formidable
Où roulent des vagues de feu.
Tiens, dit le guide au monarque effroyable,
Je t’apporte un trésor, un proscrit fort aimable,
Digne de la fournaise et des honneurs du lieu.
Va, fuis, répond le souverain des ombres,
Ouvrant la griffe et répandant l’effroi.
Je ne veux point aux manoirs sombres
De diable plus diable que moi.
- 1On joint ici une pièce de vers de M. le marquis de Pezay qui a fait beaucoup de vers dans le genre de M. Dorat, dont il est l’émule, l’imitateur et l’ami. Quelqu’un a dit que c’était le b mol de M. Dorat (Suard)
Suard, CL, p.497-500