sans titre
D’une muse hyperboréenne
Pouvez-vous aimer les accents1 ?
Ni laborieuse, ni vaine,
Près de l’onde castalienne
Elle cherche un doux passe-temps ;
Mais c’est sur les bords de la Seine
Qu’on voit régner les grands talents.
Rival de Pindare et d’Alcée,
Gilbert s’assied sur l’Hélicon.
Dorat embellit sa pensée
De tous les trésors d’Apollon ;
Et Clément s’il n’eût fait Jason,
Était le Boileau du Lycée.
La lyre de monsieur Lebrun,
De Linguet la noble éloquence,
De Mercier l’heureuse abondance
Prouvent qu’aux rives de la France
Le mérite est encore commun.
Le goût toujours pusillanime2
Offre des appas surannés ;
Il nous faut un nouveau sublime
Et l’on n’accorde son estime
Qu’aux vers étrangement tournés.
C** embouche la trompette
Pour célébrer quelques élus ;
Quand un rimeur ne s’entend plus,
Il le déclare grand poète.
Ainsi laissez ma muse en paix
Cacher quelques attraits,
Ou bien folâtrer en cachette.
J’ai envoyé la réponse suivante :
Non, quelque ardeur qui vous anime,
Quelque dieu qui dicte vos vers,
Non, des Lebruns et des Gilberts
Vous n’atteindrez point le sublime.
Le Journal qu’on dit de Paris
N’exaltera point vos écrits.
Tout Paris vous louera peut-être ;
Vous aurez Voltaire pour maître,
Et Chapelle pour compagnon ;
Chaulieu, Tibulle, Anacréon
Viendront chanter à votre table,
Et de ses convives Ninon
Vous trouvera le plus aimable.
Despréaux même, un peu surpris,
Reconnaissant son élégance
Croira que, banni de la France,
Le goût, près de sa décadence
S’est sauvé dans votre pays.
Mais l’heureuse époque où nous sommes
Éclipse tous ces vieux talents.
Ces esprits jadis excellents
Ne faisaient point de vers sanglants
Et ne fouettaient pas les grands hommes3 .
Ils ignoraient le ton divin
Du grand style apocalyptique,
Et leur langage poétique
Avait quelque chose d’humain.
Sous des règles pusillanimes
Leur génie était sans essor ;
On pouvait les entendre encore
Même quand ils étaient sublimes.
Quelle pitié ! d’un art nouveau
Respectez donc la noble audace.
Cher comte, vous trouverez grâce
Aux yeux du sévère Boileau ;
Mais vous n’aurez jamais de place
Sur le Parnasse de S**.
- 1M. le comte de Schowalow m’a fait l’honneur de m’adresser de jolis vers sur les reproches que je lui avais faits de sa paresse à écrire. Ces vers sont un badinage ironique sur nos faiseurs de sublime (La Harpe)
- 2* Expression consacrée chez tous les ennemis du bon sens et du bon goût (La Harpe).
- 3* Allusion à ce vers de Gilbert qui se vantait de Fouetter d’un vers sanglant les grands hommes d’un jour. La critique s’extasia sur la beauté de ce vers. Le dernier hémistiche est bien ; le premier est à faire pitié (La Harpe)
La Harpe, CL, t.II, p.394-95