Épître à Mlle Clairon sur l’incertitude de sa rentrée au théâtre
Épître à Mlle Clairon sur l’incertitude de sa rentrée au théâtre
Rentres-tu ? ne rentres-tu pas ?
Prononce ; éclaircis ce mystère.
Quand la gloire te tend les bras
Pourquoi faire encore la sévère ?
On se demande tour à tour :
Eh bien, sait-on quelque nouvelle ?
L’aurons-nous ? reparaîtra-t-elle ?
Jouera-t-elle au moins pour la Cour ?
C’est une alarme universelle,
Un deuil qui croît de jour en jour.
L’Europe entière te rappelle.
Sourde à ses ris, veux-tu, cruelle,
Bouder, et l’Europe et l’amour ?
Oui, l’amour ; il marche à ta suite,
Il te doit ses touchants attraits.
A ta voix il pleure, il s’irrite,
Ses triomphes sont tes bienfaits
Et la couronne de Cyprès
Est sa parure favorite.
Allons, il faut prendre un parti.
Ma Clairon, vois où nous en sommes,
Plus d’actrices, plus de grands hommes,
Tout se meurt, tout est anéanti.
Tu mets tout Paris au régime.
Reprenant ses antiques droits
En vain Dumesnil quelquefois
Pour nous enchanter se ranime.
En vain Brisard, les sens troublés,
Vient étaler sur notre scène
Ses beaux cheveux gris pommelés
Et son âme républicaine ;
Chevelure, âme, rien ne prend,
Tous nos jeunes talents succombent.
Le public ne voit ni n’entend
Sa souveraine toujours chérie
Les États sont dans l’anarchie.
Pour rendre le mal plus complet
D’un quart la recette la baissée
Par le singe de Nicolet.
Toi seule, à nos vœux indocile,
Cause les maux dont je gémis.
Tel jadis le courroux d’Achille
Fit le malheur de son pays.
On dit, oh ! la plaisante histoire,
Que par un scrupule enfantin
Tu ne veux point… dois-je le croire,
Trouver Laïs sur le chemin
Où tu prends ton vol pour la gloire.
Ce bruit est faux, je le soutiens,
Laïs est si bonne personne ;
Elle a des amants, la friponne ;
C’est un avoir qui sied fort bien.
Je suis juste, sois indulgente.
Il est permis d’être catin
Depuis dix-huit ans jusqu’à trente
Et d’en avoir quitté le train
On gémit encore à quarante.
D’ailleurs l’aigle au milieu des airs
Plane au-dessus des collines,
Se jouant parmi les éclairs
Du haut de ces voûtes divines
Voit-elle à l’ombre des buissons
Les jeux des mouches libertines
Et les amours des papillons ?
Oh, j’y suis, tu voudrais détruire
Ce ridicule préjugé
Qui, très follement protégé,
Fait qu’on flétrit ce qu’on admire.
Tu voudrais que tout simplement
Mérope, Alzire, Bérénice
Allassent jurer en justice
Et qu’on les crut sur leurs serments1
.
Tu voudrais, sans trop de caprice,
Jouir des mêmes droits que nous,
Et que Jésus-Christ mort pour tous
Fût aussi pour les actrices.
J’approuve fort de tels désirs
Et le pape, plein de sagesse,
Devrait, exauçant tes soupirs,
Te donner pour menus plaisirs
Le droit de mentir à confesse
Dans un de ces étuis sacrés
Par nos dévotes révérés.
Combien j’aimerais Ariane,
Moitié sainte, moitié profane
A quelques Carmes débauchés
Demandant avec tous ses charmes
L’absolution de nos larmes
Et le pardon de nos péchés.
Console-toi, les immortelles
Qui président au double mont,
Déployant leurs brillantes ailes,
Descendent pour orner ton front
De leurs guirlandes les plus belles.
Vois l’Amour, pénétré d’effroi,
Quittant les jeux de la folie
En long manteau noir devant toi
Porter l’urne de Cornélie.
Je ne puis cacher mes penchants :
J’aime les dieux du paganisme.
Tous ces dieux-là sont bonnes gens
Et proscrivent le fanatisme.
Clairon, tu leur dois l’encens
Et puisque le charlatanisme
N’ose, malgré ses vœux ardents,
Te compter parmi ses enfants,
Et t’immole au froid rigorisme,
Choisis enfin des dieux plus doux ;
Console-toi par notre estime.
Nous prendrons tes crimes sur nous,
Sois toujours païenne et sublime,
Tu fera encore des jaloux.
- 1Cette actrice après avoir vécu une jeunesse très licencieuse, voulait, pour rentrer au théâtre, qu’on fît lever l’excommunication encore encourue par les comédiens, ou tout au moins qu’on leur accorde les effets civils, comme de témoigner en justice, etc. (M.)
Arsenal 3128, f°388r-388v. Le poème est reproduit sans commentaire à la fin de l'année 1774 de la Correspondance littéraire de Karlsruhe