Marsyas. Allégorie de Roy contre Rameau
Marsyas. Allégorie de Roy contre Rameau1
Le téméraire violon
Qui s’escrima contre Apollon
Et qui paya son équipée
De sa peau par lambeau coupée,
Fut un échappé des forêts,
Un composé d’homme et de brute,
Un de ces êtres imparfaits
Que, même en y mêlant leurs traits,
L’une et l’autre espèce rebutte.
Un colosse sec, rembruni,
Et de durs organes muni,
Fut l’étui du plus dur génie,
D’un lion les rugissements,
Et du serpent les sifflements
Furent l’école d’harmonie
Qu’enfant, il se plut d’écouter
Et que, vieux, il sut imiter.
L’étude augmenta son délire
Son cerveau vint à s’échauffer
Jusu’au point de croire étouffés
Les sons de la divine lyre.
Phoebus vengea l’honneur des chants
Doux, harmonieux et touchants ;
Il vengea la tendre musique,
Présent des dieux, qui dans nos sens
Répand un baume sympathique.
Heureux si le sang du brutal
Eût éteint la source du mal !
Mégère, du monstre nourrice,
En ayant prévu le supplice,
Avait de tout temps arrêté
Qu’il laisserait postérité.
Mégère, de ses sœurs suivie,
En hiver, par un jour affreux,
Par un brouillard sale et nitreux
Guida Marsyas chez l’Envie,
Femelle que ronge l’ennui,
Qu’ennui aigrit l’embonpoint d’autrui [sic]
Au regard louche, au teint livide,
Telle qu’on la voit dans Ovide.
On dit qu’à leur premier aspect
Tous deux, effrayés, reculèrent,
Puis leurs carcasses accouplèrent,
L’une et l’autre hurlant bec à bec.
Un vaste monceau de couleuvres
Fut le lit dressé pour leurs œuvres.
Tandis qu’ils filtraient leur poison,
Courage, s’écria Mégère,
Il naîtra de vous un garçon.
Il vivra pour venger son père,
Pour contrecarrer la raison,
Pour faire aux muses double outrage ;
Car, outre sa rauque chanson,
D’écrire il lui prendra rage.
Je vois, j’entends l’anthropophage,
Col d’autruche, sourcil froncé,
Cuir jaune et de poil hérissé,
Il est tortu, masque de satyre,
Bouche pour mordre et non pour rire,
Tête pointue et court menton,
Jambe sèche comme Éricton.
Le frénétique s’associe
Jeunes rimailleurs, vieux pédants,
Turbulente démocratie,
Du faux goût sectateurs ardents.
C’est du bruit seul qu’il se soucie,
Toute musique radoucie
À ce fol fait grincer des dents
Plus que la lime ni la scie.
Si dans ses concerts discordants
Il réclame en vain l’ausonie
Qui le condamne ou le renie,
Je vois venir à son secours
Les compatriotes des ours.
Vive le Marsyas moderne
Et les Iroquois qu’il gouverne.
Tremblez Quinault, tremblez Lully,
Il va vous plonger dans l’oubli.
Mais si son mérite apocryphe
Tombe par un juste revers,
Nous l’occuperons aux enfers.
Sa lyre jurant sous sa griffe
L’aigreur de ses barbares airs
Comblera les tourments divers
D’Ixion, Tantale et Sysiphe2 .
- 1Toulouse BM, MS 861
- 2Manuscrit trouvé dans les papiers de feu M.… Lully jouissait de toute sa réputation lorsqu’un certain Cariselly vint d’Italie pour insulter au bon goût et pour démentir aux applaudissements de toute la France. Sa musique était aussi barbare que celle de Lully était naturelle ; cet extravagant débita un système baroque et tel que ses chants. Aussi fut-il traité selon son mérite. Il fut condamné de tous les honnêtes gens, mais ce n’était pas assez. Le public alors trouvait bon que les auteurs justifiassent eux-mêmes ses décisions. Cariselly fut donc joué sous son propre nom et immolé à la risée sur le théâtre de l’Opéra dans un divertissement de Lully qui subsiste encore. Quinault, plus modéré, et habile à manier la fable, se contenta de l’allégorie suivante qu’on a depuis peu retrouvée. (Clairambault, F.Fr.12707, F.Fr.13662)
Clairambault, F.Fr.12707, p.49-53 -Maurepas, F.Fr.12634, p.141-45 - F.Fr.13662, f°96r-96v - F.Fr.15147, p.275-81 - BHVP, MS 659, p.319-23 - Toulouse BM, MS 861, p.65-67 - Lettres de M. de V***, p.41-4649-53 -
Les deux occurrences se complètent. F.Fr.13662 propose la notice introductive, et Toulouse 861 dévoile le sens de l'application: derrière le pseudo-Cariselly, c'est bien Rameau qui est visé.