Brevet de plénipotentiaire au Sr Nerigaut des Touches
Brevet de plénipotentiaire
au Sr Nerigaut des Touches
La discorde et la jalousie,
Pour exercer leur tyrannie,
Faisaient voler au Champ de Mars
Nos drapeaux et nos étendards.
Pour le seul prix de sa victoire
Chacun aspirait à la gloire
De placer un chef suffisamment
Dans le nouveau poste vacant.
Déjà nos tambours et trompettes
Remplissaient l’air du son fatal,
Et nos brigades inquiètes
Sans même attendre le signal,
Pour assouvir toute leur rage
Allaient se livrer au carnage,
Quand soudain un bruit de grelots
Fit retentir tous les échos.
La lumière fut obscurcie
Par un nuage d’hannetons.
La terre se trouva remplie
De rats, souris et papillons.
Pour arrêter leur violence
Du haut des cieux Momus s’élance,
Et pour les mettre tous d’accord,
Ayant entendu le rapport
De tous les chefs de la Calotte,
Le puissant dieu porte-marotte
Voulut installer de sa main
Le plus illustre calotin
Qui soit sous la voûte azurée.
Et pour en donner quelque idée
Après avoir crié : paix là !
En ces termes il s’expliqua :
Quoi, Nerigaut le dramatique
Qui fit son cours de politique
Dans les rôles de gouverneur,
De confident d’ambassadeur,
Qu’il jouait à la comédie,
À présent de l’Académie,
Ce beau phénix des beaux esprits,
Sera traité avec mépris.
Je lui donne le caractère
D’archiplénipotentiaire,
Avec le droit et les honneurs
De nommer nos ambassadeurs.
Je veux que têtes de linotte
Dans ses armes se fassent voir,
Et pour cimier une marotte
Avec brodequins en sautoir.
Il partira tôt pour Byzance
Pour faire quadruple alliance
Entre la France et le Sultan,
Le Sophi et le Prêtre Jean ;
Puis doit charger en marchandises
Pour Babylone et pour Thephlis
Grand nombre de livres d’Église
Qui lui feront de grands profits ;
Plus, des billets de loterie
Pour débiter en Barbarie,
Avec lesquels adroitement
Il peut centupler son argent,
Ainsi qu’avec peine extrême
À su faire le Sieur Barrême.
Cent mil exemplaires choisis
du livre où le Sieur Houtteville
En mots si mignards, si polis
A masqué, fardé l’Évangile,
Et un recueil de mots nouveaux
Inventés par de grands cerveaux,
De Pellegrin cent tragédies
Pour rafraîchir les Canaries,
De La Serre les opéras
Pour réchauffer le Canada,
Des panégyriques grotesques,
Mi-funèbres et mi-grotesques,
Où Fontenelle tous les ans
Regrette en riant nos savants ;
Des parallèles pédantesques,
Des tableaux en vers où Du Bos
Met les deux arts dans le chaos ;
Des pièces pour Polichinelle,
Ouvrage où sur tout autre excelle
L’inépuisable Fuzelier,
Bon manœuvre à tout atelier.
Voulons qu’en tous forts, ports et plages
Il entre et sorte librement
Et défendons expressément
De visiter ses équipages.
À ces mots le dieu disparut.
Content chez soi chacun s’en fut
F.Fr.9353, f°292v-294r - Grenoble BM, MS 587, f°49v-50r - Lille BM, MS 64, p.215-21