L'exilé à Versailles. Histoire morale
L’exilé à Versailles1
Histoire morale
Un Prélat d’un rare mérite
Et digne de la pourpre au moins,
En faisant un jour la visite
Du troupeau commis à ses soins,
Fut reçu en certain village
Par un curé dont le visage
A tel point le scandalisa
Qu’enfin il le dépaysa.
Il faut vous faire la peintre
De sa scandaleuse figure
Pour juger équitablement,
Et du crime et du châtiment,
Vous dire aussi la procédure
Que tint ce sévère Prélat
Pour lui faire ôter sa parure
Dont il faisait bien plus d’état
Qu’une belle de sa coiffure,
Qu’un jeune abbé de son rabat,
Et par quel plaisant artifice
Le pasteur, qui n’était point fat
Quoique d’origine pied-plat,
Sut la sauver du sacrifice.
Sa face avait pour ornement
Non des mouches, mais seulement
Une barbe à la patriarche,
Avec un grand nez aquilin,
La tête chauve, un front serein.
Joignez une grave démarche.
Vous trouverez que son aspect
Pouvait inspirer le respect.
Quant à ses mœurs, je les ignore,
Aussi je ne vous en dis rien.
Mais je puis ajouter encore
Qu’il passait pour homme de bien.
Aussi dit-on que ses ouailles
Avaient pour lui depuis trente ans
De respectueux sentiments.
Qu’elles se trompaient, ces canailles !
Notre Prélat, voyant plus clair,
L’envisagea bien d’un autre air.
Prévenu que la discipline
Au Pasteur ne permettait pas
De n’avoir pas le menton ras,
Il fut si choqué de sa mine
Qu’il dit au curé d’un ton sec :
« Êtes-vous donc un prêtre grec
Ou bien un ministre de Berne ?
– Moi ? dit le pasteur subalterne,
Non, Monseigneur. Grâces à Dieu,
Je crois être bon catholique.
Qu’est-ce qui peut vous donner lieu
De me prendre pour hérétique ?
– Votre barbe, dit le prélat,
Qui sied fort mal à votre état.
Il est vrai, du temps de Moïse,
Pareille barbe était permise,
Parce que les peuples grossiers
N’avaient point alors de barbiers.
Mais depuis longtemps dans l’Église
La mode n’en est plus admise ;
On ne la voit plus qu’à des gens
Qui sont de rebelles enfants,
Comme Grecs, Suisses, Moscovites
Et tels autres hétéroclites
Qui sont entêtés maintenant
D’un si ridicule ornement.
Que fait une barbe à l’antique ?
Ainsi, tout bien considéré,
La vôtre, Monsieur le curé,
Vous donne l’air d’un schismatique.
Cet air enfin est scandaleux ;
On sait que qui nous scandalise,
Fût-ce les pieds, les bras, les yeux
Doit être coupé sans remise ;
Or votre barbe est dans ce cas,
Donc il faut la jeter à bas. »
Un argument si pathétique
Ne demeura pas sans réplique.
Le Pasteur, homme ferme et droit,
Lui dit avec un grand sang-froid :
« Monseigneur, votre syllogisme
Est un véritable sophisme,
N’en déplaise à Votre Grandeur.
Quoi, la barbe que la nature,
Pour mieux dire le Créateur,
Donne à l’homme pour sa parure,
Serait sujette à la censure !
Il faudrait censurer l’auteur.
La conséquence est juste et sûre,
Mais elle est absurde et trop dure,
Ou plutôt elle fait horreur.
C’est une marque essentielle
De la noble virilité
Et de la juste autorité
Dont l’homme a droit sur la femelle.
En effet, elle a tant d’appas
Qu’on a vu de grands personnages,
En tous pays, en tous les âges,
S’en faire honneur jusqu’au trépas.
S’agissant d’un soupçon de schisme,
Je laisse ceux du paganisme
Sans plus vous parler de Solon,
Lycurgue, Aristote et Platon,
Si fameux dans l’antique Grèce
Par leurs lois, savoir et sagesse,
Gens à barbe longue d’un pied
Ou tout au moins de la moitié.
Il n’est pas un seul patriarche,
Depuis celui qui bâtit l’arche
Jusque au chaste époux Joseph,
Point de juge, de roi, de chef
Dans tous les temps du judaïsme
Qu’on ne nous dépeigne barbus.
Parcourons le christianisme,
Vous n’y gagnerez guère plus :
Tels ont été ces grands apôtres,
Pierre, Paul, presque tous les autres,
Les Ambroises, les Augustins,
Les Athanases, les Jérômes,
Les Grégoires, les Chrysostomes
Et deux cents pontifes romains ;
Tel encore un François de Sales :
La barbe de tant d’hommes saints
Fut-elle un sujet de scandale ?
Et parce que des apostats,
Des Luthers, Calvins, Carlostats,
Aussi longues qu’eux l’ont portée
L’hérésie est-elle infectée ?
Non, de nos jours les Capucins,
Aussi bien que les Petits Pères
Ne sont pas gens moins exemplaires
Que bons catholiques romains.
S’il fallait juger par la mine,
Dans les moments d’humeur chagrine
On dirait que tous les rasés
Sont des hommes féminisés.
Mais qui veut se raser se rase.
Pour moi, je crois honnête et bon
D’avoir grande barbe au menton ;
J’en fais ma déclaration ;
Quiconque en veut jaser en jase ;
J’aime presque autant qu’on m’écrase
Que vivre sans être barbon.
– Vous en savez plus sur la barbe
Qu’un médecin sur la rhubarbe,
Répondit alors le Prélat.
Mais pour finir notre débat,
Apprenez que tout homme sage
Doit se conformer à l’usage.
Les Capucins que vous citez
En ont été seuls exceptés,
La forêt qu’ils ont au visage
Est leur mode, c’est leur partage.
Mais tout autre aujourd’hui l’abat
Comme un excrément inutile.
Autrement, d’un cerveau débile
C’est porter le certificat ;
Disposez-vous donc à l’abattre
Sans vouloir être opiniâtre ;
Je vous le commande en prélat,
En prélat qui sait la manière
De se faire bien obéir,
C’est-à-dire qui sait punir
L’insolence d’un réfractaire. »
Figurez-vous un criminel
Entendant lire sa sentence,
Vous concevrez l’état cruel
Où cette ordonnance bizarre
Réduisit un pasteur si rare.
il tomba presque en pâmoison
et retournant en sa maison,
« O ciel ! disait-il en lui-même,
Un janséniste, un anathème
Serait traité moins durement.
Encore, s’il avait pu détruire
Par un seul petit argument
les raisons que j’ai su lui dire,
J’obéirais plus aisément.
Mais qu’à la mode, à son caprice
J’offre ma barbe en sacrifice,
Que j’en sois même le bourreau,
Non ! je ne sais m’y résoudre.
Qu’il lance contre moi la foudre,
Je veux la porter au tombeau. »
C’est ainsi qu’en homme de tête
Et qui n’était pas une bête,
Notre curé, tel un rocher,
Ne se laissa point déranger,
Et que s’armant de patience,
Sans plus écouter l’ordonnance,
Il attendit l’événement
Du plus terrible châtiment.
Il était presque las d’attendre
Quand une lettre de cachet
Que son évêque lui fit rendre
Rendit son destin clair et net.
« On veut donc que je me promène,
dit-il en prenant son paquet,
Assurément c’est fort bien fait.
Oui-da, j’en accepte la peine,
je m’y soumets plus volontiers
Qu’aux fatales mains des barbiers.
Ouvrons. » Quand il eut vu la lettre,
« L’exil est en blanc, reprit-il.
Je trouve le Roi bien civil ;
Puisqu’il veut me laisser le maître
D’en choisir moi-même le lieu,
De bon cœur je rends grâce à Dieu.
Remplissons le blanc : à Versailles.
Je n’ai jamais vu le château ;
J’entends dire qu’il est si beau,
Si plein de rares antiquailles
Et d’admirables nouveautés
Que tous les palais enchantés
Des Apollons et des Armides,
Et les jardins des Hespérides,
Ces charmants êtres de raison,
Ne sont rien en comparaison.
En vérité, je gagne au change.
Il faudrait être bien étrange
Pour ne me pas plaire à la Cour ;
Moi, petit curé de village,
J’aurai dans ce charmant séjour
L’honneur, le plaisir, l’avantage
De voir en face et de mes yeux
Un roi dont les faits merveilleux
courant sur la terre et sur l’onde,
Sont admirés de tout le monde.
Ma chère barbe, c’est à vous
Que je dois un destin si doux ;
À nous séparer on s’efforce,
Mais jamais entre moi et vous
je ne souffrirai de divorce.
Eh bien, nous irons voir le Roi. »
Il part ; à Versailles il arrive
Sans y connaître âme qui vive.
Il n’est point de cour, d’anticour,
De salle, salon, galerie,
Jardin, parterre, orangerie
Qu’il ne visite chaque jour,
Attentif à ce qui se passe ;
Que le Roi dîne, aille à la chasse,
À la messe enfin, le pasteur
Est au premier rang spectateur.
On se demande, on s’interroge :
Qui peut être cet Allobroge,
Ce barbon à vingt-trois carats
Qu’on trouve partout sur ses pas ?
Chacun dit ne le pas connaître.
Enfin un marquis petit-maître
Entreprend d’éclaircir le fait.
Il le joint. « Suivant l’apparence,
Vous plantez ici le piquet
Pour affaire de conséquence,
Monsieur, dit-il, car je vous vois
Depuis six semaines, je crois.
Je fais ici quelque figure,
Si je pouvais vous y servir,
Sans compliment, je vous assure
Que je m’en ferais un plaisir.
– Monsieur, vous êtes trop honnête,
Dit le curé. Ce qui m’arrête
N’est pas un fait trop embrouillé :
Sans façon, je suis exilé.
Exilé ! comment ! à Versailles !
Vous raillez, Monsieur le barbon,
Dit notre jeune homme. – Hélas non,
Répond le vieillard. Si je raille,
Que Dieu me confonde à l’instant.
L’exil est-il si surprenant ?
On exile au fond des provinces
Les gens de cour, les Ducs, les Princes ;
On doit exiler à leur tour
Les provinciaux à la Cour.
Tous ces relégués, d’ordinaire,
Sont chagrins d’être hors de leur sphère,
Jurent, pestent contre le Roi.
Mais je suis d’une autre humeur, moi
Qui suis un curé de village ;
Car sans regretter mon ménage,
Je trouve dans ce beau séjour
Plus d’agréments dans un seul jour
Que je n’en goûtai de ma vie
Dans ma chétive métairie.
Du Paradis en ce lieu-ci
je vois l’image en raccourci.
J’ai ménagé certain pécule,
C’est de quoi payer ma cellule
Et vivre ici frugalement ;
Tant qu’on voudra que j’y demeure
j’y resterai tranquillement,
Fût-ce jusqu’à ma dernière heure.
Ce parti m’est trop glorieux ;
J’ai l’esprit et le cœur joyeux ;
Les devoirs de mon bénéfice
Me donnent chez moi cent tracas ;
Je suis ici sans embarras.
Après ma messe et mon office,
Le reste du jour je jouis
Du plaisir d’admirer Louis,
Sa grandeur, sa magnificence,
Dont tous les yeux sont éblouis,
Et sa sagesse et sa prudence,
Dont les effets sont inouïs.
Ce serait à mon préjudice
Accepter l’offre de service
Dont il vous plaît de m’honorer.
Mais sensible à ce bon office,
je prierai Dieu qu’il vous bénisse
Et vous fasse en tout prospérer. »
On ne peut assez bien décrire
Quels furent les éclats de rire
De notre jeune curieux
À ce discours facétieux.
Ravi d’avoir un conte à faire
Qui lui parut d’un caractère
Aussi nouveau que singulier,
Il fut partout le publier.
« L’exil est digne de mémoire,
C’est un article pour l’histoire,
Dit le marquis de bonne foi.
– Ce barbon s’est moqué de toi,
Dit un autre. – C’est un problème,
Ou l’homme est fou, dit le troisième.
– Bon ! il dit messe aux Récollets,
Et je l’entendis hier moi-même.
Ses propos sont-ils d’un benêt,
Dit de sa part un quatrième,
Et voudrait-on le lui permettre
S’il n’était un sage prêtre ?
– Messieurs, Messieurs les beaux esprits,
Répliqua lors notre marquis,
Je soutiens l’exil véritable
Et l’exilé fort raisonnable.
J’en suis garant, et je veux, moi,
En conter l’aventure au Roi.
– Tu feras fort bien, dit un comte.
Assurément c’est une honte ;
Oui, c’est au Roi jouer un tour
Qui me paraît insupportable,
De faire un exil de sa Cour ;
Ce tour me paraît punissable.
Le marquis part, et de ce pas
Le soir même ne manqua pas
De se trouver dans la ruelle
Et là dit au Roi la nouvelle
De ce conte à dormir debout
Du barbon qu’on voyait partout,
Le garantissant homme sage.
Le Roi sourit et commanda
Qu’on fît venir le personnage.
Il vint. le Roi lui demande
Ce qu’il pouvait faire à Versailles,
Lui qui n’était point sans savoir
Que son grand, son premier devoir,
Était de paître ses ouailles.
« Si je quitte mon cher troupeau,
Pour habiter un lieu si beau,
Dit-il, ce n’est pas de moi-même.
Voilà, Sire, l’ordre suprême
Par lequel Votre Majesté
M’a prescrit la nécessité.
– L’exil en effet est bizarre,
Dit le Roi, mais venons au fait,
N’en savez-vous pas le sujet ?
– Le sujet, dit-il, en est rare,
Peut-être en serez-vous surpris.
L’évêque auquel je suis soumis
Est d’une humeur antipathique
Avec les barbes à l’antique ;
La mienne l’a scandalisé.
Plutôt que d’être poudré, frisé,
J’ai souffert ma mercuriale
Et j’ai remontré doucement
Que la barbe est un ornement
Qui ne peut faire aucun scandale,
Puisqu’on a vu les plus grands saints
Prophètes, Pères de l’Église,
Qu’on voit encor nos Capucins
La porter longue, large et grise,
Telle qu’est la mienne aujourd’hui.
Tout cela n’a de rien servi ;
Toujours ferme dans sa morale,
Par autorité pastorale,
Le prélat sans plus biaiser
Me commanda de la raser.
Il faut avouer ma faiblesse :
J’en fus accablé de tristesse
Et je n’ai pu gagner sur moi
De me soumettre à cette loi.
Si j’eusse eu l’esprit de chicane,
J’eusse appelé comme d’abus
De cette ordonnance profane.
Mais je m’en suis fait un calus
Plutôt que d’aller comme un âne
Dépenser quatre cents écus
Pour une affaire de bibus.
Mon refus constant de l’abattre
M’a fait traiter d’opiniâtre
Et cette lettre de cachet
Est la peine de mon forfait.
Mais la divine Providence
Qui par des ressorts inconnus
Protège toujours l’innocence,
A justifié mon refus.
Elle a trouvé bon de permettre
Qu’on laissât en blanc dans la lettre
À mon choix, ma discrétion,
Le lieu de ma relégation.
J’ai cru, dans un cas si propice,
Ne pouvoir faire un plus beau choix
Que la cour du plus grand des Rois
Où ma peine est un vrai délice.
Puisqu’enfin j’ai la liberté
De faire à Votre Majesté
Le récit entier et sincère
De tout ce qui fait le mystère,
Le sujet et le dénouement
D’un si nouveau bannissement.
J’aurais pu me servir de ruse,
Mais j’aime la sincérité.
On ne doit point chercher d’excuse
Aux dépens de la vérité.
L’air riant sur votre visage
M’est, Sire, un assuré présage
De votre équitable bonté.
Je vois que Votre Majesté
Est disposée à faire grâce
Au vieil ornement de ma face.
Si mon prélat m’a condamné,
Ce n’est, Sire, que par caprice,
Sans droit, sans raison, sans justice,
Dieu même me l’ayant donné.
– Vous avez, lui dit le Monarque,
Plaisamment conduit votre barque.
Allez, Monsieur, ne craignez plus.
Retournez dans votre village ;
Je vous donne deux cents écus
Pour les frais de votre voyage,
Et met sous ma protection
Votre barbe et votre menton.
À la cour ainsi qu’à la ville. »
On parla fort de l’exilé,
Il y passa pour homme habile,
Et le Prélat fut bien sifflé.
Voici le sens de la nouvelle :
Jamais un homme en dignité
Ne doit pour une bagatelle
Commettre son autorité2 .
1754, VI, 63-77 -F.Fr.15148, p.406-38 - BHVP, MS 602, f°95v-102r