Manifeste de Mademoiselle Le Maure pour faire part au public de ses sentiments sur l'Opéra et des raisons qu'elle a de le quitter
Manifeste par Mademoiselle Le Maure pour faire part au public
de ses sentiments sur l’Opéra et des raisons qu’elle a de le quitter
Madeleine Le Maure, par le choix de Francine et de l’aveu du public seconde actrice de l’Opéra, à tous les partisans, tant séculiers que réguliers des cafés, ruelles et spectacles, et à tous les fidèles de nos coulisses, Salut et bénédiction à Bacchus et à Vénus.
Un grand scandale, mes très chers frères, vient d’éclater sur la scène et met l’honneur du Théâtre à une nouvelle épreuve.
C’est une nécessité, dit un jour d’Argenson à Trenelle, qu’il arrive des scandales ; mais malheur à celle par qui le scandale arrive, malheur encore à celle qui l’autorise par son silence. Vous concevez sans peine quel est l’objet de nos larmes : c’est l’emprisonnement injurieux et tortionnaire fait sur notre personne ès prisons de For-L’Evêque, insulte digne en même temps de compassion et d’horreur, dans laquelle on voit un vil administrateur séduit et fasciné par le parti qui l’obsède, se déclarer lui-même imprudent et brutal, et n’en être que plus coupable, parce qu’au lieu de se repentir d’avoir la concupiscence dans le cœur, il se repent au contraire d’avoir une prétendue politesse dans la bouche et de l’avoir fait goûter à ceux qu’il gouverne.
Vous remarquerez, mes très chers frères, la bizarre conduite qu’a tenue à son égard l’ennemi de notre fortune. Il ne se contente pas de l’avoir fait membre d’une compagnie opposée aux principes de la virginité, il s’obstine à l’y faire rester par des vues ambitieuses. Cette passion est-elle satisfaite, il lui en inspire du dégoût ; il l’oblige ensuite à être l’instrument de son propre déshonneur en sévissant contre une actrice qui, sans prévention, avait l’applaudissement du parterre et des loges ; il se détermine à la mercurialiser jusque sous vos yeux, à l’emprisonner, à se faire ainsi justice et à exciter contre soi l’indignation publique par les aveux les plus étranges et à la faire reconduire dans les ténèbres de la prison, d’où il ne l’avait laissé sortir que pour en faire son jouet d’une manière également singulière et terrible, en la forçant de chanter malgré elle.
C’est ainsi que cet esprit de vengeance et d’orgueil conduit à sa perte ce Directeur infortuné, tandis que, par toutes sortes d’infamies, il exerce ailleurs sa qualité d’esprit impur sur les fanatiques adulateurs de la fausse vertu de nos actrices.
Applaudissons, mes très chers frères, les desseins de Momus, qui ne permet toutes ces abominations que pour faire voir à l’univers de quoi l’on est capable, quand on s’est une fois révolté contre la licence du théâtre.
C’est sans doute un avantage pour l’Opéra que M. de Thuret se soit ainsi dévoilé lui-même ; un ennemi caché eût pu faire au théâtre de plus dangereuses blessures ; en se démettant de sa gravité, il épargne aux acteurs de sévir contre lui ; peut-être ne va-t-il dans les coulisses que pour y consommer son malheur.
Au reste, mes très chers frères, ne croyez pas que l’honneur invulnérable des acteurs soit obscurci par une démarche aussi odieuse que leur réputation est indépendante des qualités personnelles de ceux à qui elle est confiée.
Chaque administrateur en particulier n’est à l’abri de la Calotte, qu’autant qu’il se trouve uni au Chef de l’Opéra et au corps des premiers directeurs.
Combien trouve-t-on de boutades qui ont eu des partisans parmi ceux mêmes que leur caractère obligeait de les combattre ? Les acteurs ne doivent donc écouter leur directeur et lui obéir que quand il est lui-même soumis aux décisions infaillibles de leur respectable assemblée.
Que d’excès encore, M.T.C.F., ne contient pas l’insulte dont nous parlons ? On y justifie un refus d’exécuter purement et simplement la partie de débauche qui ne nous permit de nous rendre à notre loge que sur les cinq heures et demie du soir ou environ : on comble d’éloges l’assiduité de celles que le petit nombre de partisans réduit à la dure nécessité de supporter avec respect le frein que le caprice d’un directeur avide, ou la brutalité d’un financier amoureux imposent à leurs plaisirs ; l’on voudrait aussi nous assujettir, comme la moindre actrice, à nous rendre, sous peine d’amende, à notre loge au moins une heure avant de paraître, ce qui est contraire à notre usage ordinaire, et diamétralement opposé à notre génie hautain et indépendant.
C’est pourquoi, sans nous repentir des plaisirs que nous avons pu nous procurer dans le passé, désirant par la suite être entièrement maîtresse de disposer à notre tête de notre personne et voix, nous renouvelons l’appel par nous ci-devant interjeté au parterre avec mademoiselle de Seine des emprisonnements injurieux, tortionnaires, déraisonnables, faits sur nos personnes ès prisons du For-L’Évêque et maison de force de l’Hôpital général ; déclarant que, sans nous arrêter ni avoir aucunement égard à la prétendue loi des six mois dont nous nous croyons bien et valablement dispensée par la singularité du cas où nous sommes, pour éviter, autant qu’il est en nous, de retourner au For-L’Evêque pour semblable sujet, renonçant à tous les produits du Théâtre, nous quittons de ce jour pour jamais l’Opéra, sous néanmoins la protestation de continuer à nous prodiguer en particulier les plaisirs que nous avons pu vous donner en public, lequel aveu nous ne faisons que pour vous assurer, mes très chers frères, que cette démarche n’est l’effet du repentir, de la vengeance, ni de la suggestion de personne, et que nous la faisons dans une pleine liberté, sans aucune espérance de retour ; exhortons même ceux qui par leur autorité ou libéralité voudraient nous y engager, de n’y point penser pour leur honneur et pour le nôtre.
Donné dans le cabinet de nos parties secrètes, le cinquième jour d’après la lune de février. Signé, Le Maure, et plus bas, par Mademoiselle Catin.
1754, VI, 1-6 - F.Fr.13661, f°272r-273v - Chambre des députés, MS 1423, f°37 -
lVoir la suite en $4169. Ne relève que très marginalement du genre Calotte. N'en a pas moins été repris dans le dernier recueil de 1754.