La Courcillonnade
La Courcillonnade1
Ô du théâtre aimable souveraine,
Belle Duclos, aimable Melpomène,
Puissent par vous ces vers être goûtés.
C’est la justice : Amour les a dictés.
Ce petit dieu, de son aile légère,
Son arc en main parcourait l’autre jour
Tous les recoins de votre sanctuaire :
Loges, foyers, théâtre tour à tour.
Un chacun sait que ce joli séjour
Fut de tout temps du ressort de Cythère.
Hélas, Amour, que tu fus consterné
Lorsque tu vis ce temple profané
Et ton rival, de son culte hérétique
Établissant l’usage frénétique,
Accompagné de ses menins chéris,
Fouler aux pieds le myrte de Cypris.2
Près du Jourdain, dans un climat fertile,
Cet ennemi depuis si renommé
Élut, dit-on, son premier domicile.
Mais son pays par le feu consumé
Ne sais comment, fut en lac transformé.
Ce conte n’est de la métamorphose,
Mais gens de bien m’ont expliqué la chose
Très doctement, et partant ne veux pas
Examiner la vérité du cas.
Qu’ainsi ne soit chassé de son asile,
Le pauvre dieu courut de ville en ville.
Il vint en Grèce, il y donna leçon
Plus d’une fois à Socrate, à Platon,
Et puis après il fit sa résidence
Tantôt à Rome et tantôt à Florence,
Cherchant partout, si bien vous l’observez,
Peuples polis et par l’art cultivés.
Maintenant donc le voilà dans Lutèce,
Séjour fameux des effrénés désirs,
Et qui vaut bien l’Italie et la Grèce,
Quoi qu’on en dise, au moins pour les plaisirs.
Là, pour tenter notre faible nature
Ce dieu paraît sous humaine figure,
Et si n’a pris bourdon de pèlerin
Comme autrefois l’a pratiqué Jupin
Qui, parcourant les bas lieux où nous sommes,
Quittait les cieux pour éprouver les hommes.
Trop bien il s’est en marquis déguisé3 ,
Leste équipage et chère de satrape
Chez nos blondins l’ont impatronisé
Comus, Silène, Adonis et Priape
Sont à sa table, où Messer Apollon
Vient quelquefois jouer du violon.
Au demeurant il est haut de corsage,
Bien fait et beau. L’amour dans son jeune âge,
Pour compagnon l’aurait pris autrefois
Si de l’amour il n’eût bravé les lois.
Dans ses yeux brille et luxure et malice,
Il est joyeux et de joli maintien.
Faites état qu’il ne défaut en rien,
Fors qu’on m’a dit qu’il lui manque une cuisse4 .
Finalement, on voit de toutes parts
Jeunes mignons suivre son étendard,
Dont glorieux il paraît à toutes heures.
Sur ce théâtre aux muses destiné,
Ou par Racine en triomphe amené,
Le tendre Amour a choisi sa demeure.
Que dis-je, hélas, l’Amour n’habite plus
Dans ce réduit. Désespéré, confus
Des fiers succès du dieu qu’on lui préfère,
L’enfant ailé s’en est fui chez sa mère
D’où rarement il revient ici-bas.
Belle Duclos, ce n’est que sur vos pas
Qu’il vient encore, Duclos, pour vous entendre.
Du haut des cieux, j’ai vu ce dieu descendre.
Sur le théâtre, il vole parmi nous
Quand sous le nom de Phèdre et de Monime,
Vous partagez entre Racine et vous
De notre encens le tribut légitime.
Que si voulez que cet enfant jaloux
De ces beaux lieux désormais ne s’envole,
Convertissez ceux qui devant l’idole
De son rival ont fléchi les genoux.
N’êtes pour rien prêtresse de son temple ;
À l’hérétique il faut prêcher d’exemple
Or venez donc avec moi quelque jour
Sacrifier à l’hôtel de l’Amour5 .
par Arouet.
Appendice: l'Anti-Giton6
Il n'a pas l'air de ce pesant Abbé
Brutalement dans le vice absorbé,
Qui, tourmentant en tout sens son espèce,
Mord son prochain et corrompt la jeunesse;
Lui dont l'oeil louche et le mufle effronté
Font frisonner la tendre volupté;
Et qu'on prendait, dans ses fureurs étranges,
Pour un démon qui viole des anges.
Ce Dieu sait trop, qu'en un pédant crasseux
Le plaisir même est un objet hideux.
D'un beau marquis il a pris le visage,
Le doux maintien, l'air fin, l'adroit langage;
Trente mignons le suivent en riant;
Philis le lorgne, et soupire en fuyant.
ce faux Amour se pavane à toute heure.
- 1Autres titres: à Mademoiselle Duclos et en 1740 l'Anti-Giton
- 2Fouler aux pieds les myrtes de Cypris. / Cet ennemi jadis eut dans Gomore, / Plus d'un autel, et les aurait encore / Si par le feu son pays consumé / En lac un jour n'eût été transformé. / Ce conte n'est (Voltaire OC IB, p.42)
- 3Ici commence l'ajout de 1740, violente satire de l'abbé Desfontaines, repris en appendice qui se termine vingt vers plus bas.
- 4Le marquis de Courcillon avait perdu une jambe à la bataille de Malplaquet.
- 5Sacrifier au véritable amour (Voltaire, OC, IB, p.46)
- 6Etrange poème qui débute par l'éloge classique envers une actrice et s'en souvient à la fin. Mais l'essentiel est consacré à une description, en termes à peine voilés, de l'homsexualité parisienne dont le marquis de Courcillon (1687-1719) était un adepte reconnu. Ce qui a justifié le changement de titre, passé de A Mademoiselle Duclos à la Courcillonade. Composé sans doute en 1714, le poème a circulé en manuscrit, fut partiellement repris dans un recueil intitulé l'Élève de Terpsicore (1718) et enfin publié en 1724 dans une édition non autorisée. Un quart de siècle plus tard Voltaire le reprend et en change radicalement le sens. D'une description amusée du vice à la mode il fait une violente charge ad hominem par l'adjonction de vers consacrés à l'ennemi du moment, l'abbé Desfontaines, autre sodomite notoire. D'où le nouveau titre, lourdement explicite: l'Anti-Giton. Il n'est pas sûr que le poème y ait gagné. Une édition définitive de ce qui est peut-être le plus ancien texte en vers connu de Voltaire, figure dans ses oeuvres (OC, t.I.B (Oeuvres de 1707-1722), p.19-46) sous la plume de Nicholas Cronk.
Clairambault, F.Fr.12695, p.409-12 - Maurepas, F.Fr.12628, p.17-20 - F.Fr.9352, f°178v-180r - F.Fr.12500,p.154-56 - F.Fr.15016, f° 111r-113v -F.Fr.15145, p.478-84 - Arsenal 3130, p.263 - Avignon BM, MS 1223, p.314-17
Le titre change avec la nouvelle version. Par exemple dans Arsenal 3130: L'Anti-giton par Voltaire.