Lettre de S. M. Calotine à l’Eminentissime assemblée du conclave à Rome pour l’élection de Benoît XIII
Lettre de Sa Majesté Calotine à l’Éminentissime assemblée du conclave, à Rome, pour l’élection de Benoît XIII
Mes Cousins,
La magie du Molinisme dont vous avez sucé le lait avec celui de l’École, vos vastes projets tendant à l’établissement d’une monarchie qui puisse embraser le ciel et la terre, vos vives précautions contre le fléau du Jansénisme, le superflu nécessaire de vos rangs fastueux, votre amour turbulent pour une paix imaginaire, le joug du cagotisme austère que vous avez secoué, votre aveugle adhérence à mes instructions, l’ardeur de votre zèle à les mettre en pratique et la préférence que vous m’avez paru leur donner aux sérieuses leçons de la sagesse évangélique, mon ennemie jurée, tout m’assurait en vous que dès votre entrée dans le conclave, vous vous montreriez fidèle au pacte contracté avec ma flatteuse et riante protection et que vous seriez très unanimement d’intelligence, non seulement à fouler aux pieds les lois décrépies que j’abhorre, mais même à ne rien statuer de réel pour l’exaltation d’un de vous au pontificat.
L’effet répond à mes espérances et j’étouffe de rire au moment que j’apprends que la même confusion qui survint lors de la construction de ma tour de Babel règne avec autant d’élégance et d’efficacité dans votre assemblée plus qu’auguste et que depuis que vos Éminentissimes grandeurs l’ont formée, il ne s’y est rien passé jusqu’à la nuit d’hui qui ne soit conforme à mes intentions.
Me pâmant de joie au récit de vos merveilles, je ne puis ni ne dois me dispenser de vous en marquer ma satisfaction, et d’ajouter à vos titres éminents celui d’augustissime qui vous élève à la parité de ma Grandeur.
La postérité, selon moi, traitera de fabuleux le mystérieux charme qui vous unit et qui vous fait concourir si efficacement à l’immensité de ma puissance. Il n’est aucun de mes plus grands héros, à compter de ceux du premier jour de la création du monde, qui ne vous cède modestement le pas qui vous est dû. J’avoue, en continuant de rire, que, si les infaillibles oracles du destin ne m’en avaient prévenu, j’aurais peine à croire et ce que je vois et ce que j’entends ; vos enthousiasmes politiques, vos craintes ambitieusement serviles, vos intrigues tumultueuses, vos brigues surannées, vos dissensions systématiques, vos méfiances indiscrètes, vos démarches irrésolues, vos vues louches et bornées, et qui plus est, vos fréquents parjures, aussi édifiants que sont réglées les aires du vent qui vous flatte et vous rit, tout également vous attire les plus grands éloges et contribue merveilleusement à la joie universelle de mon empire.
C’est pourquoi, pleinement satisfait de votre conduite admirable et digne du Sacré Collège, et mes sujets, charmés de vous faisant retentir mon palais de leurs acclamations, je vous fais cette lettre, dont mon courrier Pasquin de Vintimille sera le porteur, pour vous dire de continuer à parcourir le cercle révolu de vos mouvements calotins, conformément à vos intérêts particuliers qui furent, sont et seront toujours les mieux, et surtout de n’accorder votre voix à qui que ce soit d’entre vous que pour la rendre vaine et inutile, soit que vous la donniez par politique ou par devoir, soit que vous la risquiez par bienséance, par politesse ou par reconnaissance.
Eh ! qu’est-il besoin en effet de l’élection d’un pontife souverain, tandis que l’Unigenitus, dont le nombre de 101 accomplit en sa personne le nombre mystérieux de 666 (Voyez ce calcul à la fin de la lettre), en fait lui-même si admirablement bien les fonctions à la désolation de ceux qui le combattent en vain. Son père le Temps s’est évanoui, les deux autres Temps, ses successeurs, ont disparu ; n’est-il pas juste et de l’ordre des succession que le fils du Temps, puisqu’il existe, soit habile, faute de temps, à être au moins ce demi-temps qui doit achever le mystère pour lequel vous êtes calotinement inspirés, à l’instar de mes premiers héros et du grand Hildebrand, premier aïeul de l’Unigenitus.
Ce mystère qui s’accomplit nuitamment a pour point de vue la ruine totale de mon ennemi. Les fondements de son Empire, qui n’est que trop opposé au mien, ne sont encore qu’ébranlés ; c’est à vous de les saper conjointement avec les autres calotins, vos illustres confrères.
Faites donc en sorte qu’il n’en reste bientôt aucun vestige, gardez-vous de ralentir votre zèle, aidez le fils du Temps à pousser ses conquêtes, frayez-lui le chemin du désert, où ma rivale étoilée se réfugie, séduisez la nation par les prodiges du Molinisme, prévenez, flattez, aveuglez les rois de la terre, saisissez-vous de leur autorité, armez-vous de leur foudre, portez la guerre, la terreur et la désolation jusques dans le sein de mes plus redoutables ennemis, immolez des victimes pures à mon image, chargez de fers et d’ignominie ceux qui oseront vous démasquer, faites-leur sentir vivement combien il en coûte à vous outrager. Ainsi le fils de la terre triomphera, et mes éclats de rire vous combleront de gloire.
Les ordres instructifs que je vous ai prescrits, je les prescris pareillement au clergé de France que je viens d’assembler. En conséquence, je lui adresse copie de la présente par la voie de mon cousin, le cardinal de Fleury ; je charge ce ministre de mes volontés, par ma lettre de cachet de cette nuit, de la lui remettre et de lui en faire préalablement la lecture à haute et imposante voix ; je lui mande qu’ayant soumis si apostoliquement la double couronne de son maître à la triple où vous aspirez, il ait à se transporter en esprit où vous êtes et à tenir la main à l’exécution de mes ordres partout où il s’agira de mon service. Je lui mande aussi de prévenir en toutes choses la chute du Molinisme, et de vous prêter tout le secours dont vous pourriez avoir besoin ; et comme il mène les rênes de l’État qui lui sont confiés avec tout le succès que je pouvais en attendre, je lui enjoins expressément de ne laisser que son ombre corporelle à la cour de son prince, attendu qu’elle y suffit pour en fasciner les yeux par ses prestiges, en blanchissant magiquement le noir et en noircissant le blanc.
L’expérience qu’il s’est acquise dans la magie molinienne et dans l’art d’enfanter des fantômes qui le rendent nécessaire et redoutable, m’a déterminé au choix que je fais de lui préférablement au président Tencin. Le génie simoniaque et patelin de ce cardinal pourrait vous ébranler, ensuite vous séduire et vous dérober enfin vos suffrages qui l’élèveraient à la tiare.
J’avais encore à vous offrir un sujet excellent ; ses lumières sont des plus ténébreuses ; il va de pair avec l’aveuglement ; c’est mon amé et féal chancelier, le Sieur d’Aguesseau qui s’est rendu illustre par ses deux voyages nocturnes ; il pourrait certainement vous servir de guide dans les ténèbres où vous marchez ; mais le masque hypocrite avec lequel il s’est joué du feu Roi son maître et de ma rivale, me ferait craindre toute félonie de sa part, lorsqu’il s’agirait de ses propres intérêts. Toutefois il m’a donné des preuves si éclatantes de la sincérité de ses hommages que je vous laisse la liberté de recourir à lui quand vous croirez que ses services vous seront utiles et agréables.
Le dessein que j’ai de vous immortaliser m’a fait jeter les yeux sur mon historiographe, le Sieur Languet (dit à la Coque, et ce pour le distinguer de son frère, le comédien de Saint-Sulpice). Ma lettre de cachet que je viens de lui faire expédier l’instruira de ses devoirs : je lui ordonne de recueillir avec soin les divers mémoires de vos gestes, d’en faire un corps d’histoire, de l’insérer dans mes archives, afin que la postérité connaisse combien l’Unigenitus m’a produit de héros apostoliques. Ses ténébreux talents et les édifiantes obscurités de son chef-d’œuvre historique méritent l’honneur que je lui fais. Au reste, assurez-vous que votre histoire ne peut être mieux célébrée que par une plume aussi calotine que la sienne. Sur ce, mes cousins, je prie l’esprit babylonien qu’il vous tienne tous en sa constante et digne garde. Donné en mon palais aérien la nuit des yeux écaillés, mois de la chute des étoiles, et l’an de l’éclipse solaire et lunaire.
Grégoire VII, ou Hildebrand, étant le premier aïeul de la Bête, pour trouver ce nombre de 666, il faut compter les quantièmes du nom des papes jusques et compris Clément XI. Ces quantièmes additionnés donneront pour total le nombre de 565, auquel ajoutant celui de l’Unigenitus qui monte à 101, on aura 666 ; de sorte qu’il résulte de cette découverte, conforme au sens de l’Apocalyse, que le titre d’Antéchrist ou de la Bête tombe précisément sur l’Unigenitus, sans qu’aucun pape, dont le caractère est toujours respectable, puisse mériter ce titre, ainsi que le veulent les prétendus réformés qui tiennent que le pape est l’Antéchrist.
Par le Temps, père de l’Unigenitus, est entendu Clément XI, par les deux Temps, successeurs de ce Temps, sont entendus les deux papes qui lui ont succédé, et faute de Temps, c’est-à-dire faute de pape, l’Unigenitus, considéré pour ce qu’il est, fils spirituel de Clément XI, sera lui-même ce demi-Temps, c’est-à-dire ce demi-Pape qui mettra le comble à la mesure de l’iniquité.
Il est dit que l’Antéchrist régnera pendant ce temps, deux Temps et un demi-Temps. Un Temps, c’est un pontificat, deux Temps deux pontificats, un demi-Temps, l’interrègne ou un demi-pontificat, pendant lequel interrègne l’on procédera à l’élection d’un pape. Après tous ces Temps et ce demi-Temps, le souffle de Dieu détruira la Bête, ainsi que S. Paul nous le dit dans sa seconde Ep., chap. 10, aux Thess.
Grégoire 7 15 99
Victor 13
Urbain 2 8 35
Pascal 35
Calixte 3 3 5
Honoré 4 9
Innocent 2 12 77
Célestin 2 7 14
Luce 2 3 5
Eugène 3 4 7
Anastase 4
Adrien 4 6 15
Alexandre 3 8 33
Clément 3 11 63
Jean 21 23 66
Nicolas 3 5 12
Martin 4 5 9
Boniface 8 9 17
Benoît 11 12 23
Pie 2 5 14
Paul 2 5 14
Sixte 4 5 9
Jules 2 3 5
Léon 10 11 21
Marcel 20
565
Unigenitus 101
666
1754, V, 149-158 - F.Fr.9353, f°322r-326v - F.Fr.12655, p.75-84 - F.Fr.13660, f°128 - F.Fr.15014, f°69r-73v - F.Fr.25570, p.525-30 - Lille BM, MS 62, p.378-91