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Extrait d’une lettre de Vienne en Autriche, écrite à un médecin de Paris

Extrait d’une lettre de Vienne en Autriche, écrite à un médecin de Paris.
    Nous sommes dans une grande alarme sur la santé de l’Empereur. Un mal de reins, dont il était travaillé sourdement depuis plusieurs mois, s’est enfin déclaré. Après bien des lénitifs et des anodins inutiles, on a été obligé d’y porter le feu et le fer, et on vient de lui faire une opération cruelle au rein droit, d’où il est sorti plusieurs pierres, avec perte de sang. Le chirurgien français qui a opéré, a remarqué une tache et un sac dans le rein gauche qui lui fait juger qu’il en faudra venir le printemps prochain à une seconde opération, car la saison est trop avancée pour la faire aujourd’hui sans danger.
    Ce qui inquiète le plus notre cour, c’est que la même humeur s’est jetée en même temps au-dessus du genou et y a formé une plaie qui s’étend de jour en jour, et qui est fort enflammée pour avoir été négligée pendant quelque temps. Elle a été aigrie et envenimée par le frottement de la botte qui était trop serrée, par la fantaisie que S. M. a eue de se faire chausser par un cordonnier français. Je tiens cette particularité du Savoyard même qui était chargé de frotter la botte, et qui m’a dit confidemment l’avoir trouvée en dedans teinte de sang et abreuvée de matière au-dessous de la genouillère.
    Les chrirugiens ordinaires, craignant de prendre le risque sur eux d’un mal si grand et si dangereux, ont appelé du secours de toutes parts. Mais c’est pitié de voir notre auguste maître environné d’un cercle de médecins, chirurgiens, empiriques qui ne s’entendent point les uns les autres, et qui donnent des recettes toutes contraires. Les plus habiles n’ont aucun crédit ; les charlatans sont les seuls écoutés. S. M. semble prendre plus de confiance dans les Bohémiens, qui La flattent de La tirer d’affaire par le moyen des frictions de baume de Dresde, des fomentations de bière bouillie et d’eau de la Reine de Hongrie. Il est fort à désirer que ces MM. les docteurs réussissent, mais j’en doute. Le confesseur de S. M. Impériale lui conseille de faire une neuvaine à Saint-Pétersbourg, et d’envelopper sa cuisse d’une peau fine et mollette d’Archangel, qui aurait touché au tombeau de ce saint. S. M. paraît avoir beaucoup de dévotion à ce remède. Il y a des gens qui craignent que l’humeur, qui est très irritée, et qui paraît avoir infecté la masse du sang, ne descende jusque dans la cheville, le talon et tout le pied, auquel cas le mal serait sans remède et S. M. y perdrait la cuisse. Un gentilhomme lorrain, qui est son premier favori et qui voit que le mal presse, ne bouge de la chambre du malade et épie l’occasion de lui faire faire son testament. Mais S. M. éloigne tout ce qui lui rapproche la pensée de sa fin. Je ne dois point pourtant vous dissimuler que j’ai eu un entretien particulier avec un des médecins, le plus habile et le plus sage, qui m’a dit que S. M. était d’un tempérament excellent, qu’il le savait par une longue expérience, et que si ce prince pouvait atteindre jusqu’au printemps, il échapperait, mais qu’en ce cas il plaignait le cordonnier, lequel à son tour pourrait néanmoins trouver chaussure à son pied.
    Voilà, Monsieur, tout ce que j’ai pu apprendre ou découvrir par mes recherches sur une maladie qui nous inquiète et nous occupe plus que je ne puis dire.

P.S. Comme je fermais ma lettre, mon médecin me donne avis qu’il vient d’arriver à la cour un Anglais, d’un air hardi et suffisant, qui entreprend la guérison de S. M. et qui répond sur sa tête de la vie et de la cuisse du Prince. Il refuse absolument de dire de quoi son remède est composé. Mais à la couleur, au goût et à l’odeur, mon médecin juge que c’est un baume du Pérou, dans lequel il entre un extrait de poivre et de gingembre. Si la conjecture est vraie, c’est un remède à ressusciter un mort.

Numéro
$4144





Références

1735, IV,12-15 - 1752, IV,9-12


Notes

On se demande pourquoi cette lettre figure dans deux recueils de calotte, où elle n'a rien à faire.