Dialogue de Minos et de Rhadamante
Dialogue de Minos et de Rhadamente
sur le jugement du P. Girard et la Cadière
Épître à trois marquis
Que ne puis-je, Seigneurs, vous offrir un ouvrage
Digne de vos attentions ;
Que je serais heureux si j’avais l’avantage
De suivre vos intentions.
Votre savoir, votre génie,
Votre juste discernement
M’animent d’une noble envie.
Mais je vois que c’est vainement
Que je prétends à cette gloire ;
Votre mérite m’est connu ;
Aussi n’ai-je garde de croire
Qu’il soit digne d’être reçu.
Seigneurs, si malgré mon attente,
J’étais pourtant assez heureux
Que de Minos et Rhadamante
Vous favorissiez les vœux,
Ma muse de chagrins nourrie
Oublierait tout son malheur
Et se croirait digne d’envie
Après une telle faveur.
Mais ma muse dans la disgrâce,
Pleine de soins et de soucis
Ne saurait trouver une place
Dans le recueil de vos écrits.
Minos et Rhadamante
Rhadamante
D’où vient, Minos, cette tristesse,
D’où vient cet air morne et chagrin ?
Je ne vois plus en vous ce magistrat divin.
Quelle affaire en ce jour trouble votre sagesse ?
Vous paraissez rêveur, pensif,
Tout occupé, triste, craintif,
Le moindre bruit vous épouvante ;
Vous fuyez même Rhadamente.
Je ne sais que penser d’un si grand changement
Et votre tristesse m’étonne.
Sur votre état, plus je raisonne,
Plus votre chagrin me surprend.
Vous devez me parler sans crainte.
Etabli juge comme vous,
Qui vous oblige à la contrainte,
Tout étant commun parmi nous ?
Dites-moi donc, je vous en prie,
Cher ami, ne me cachez plus
D’où vient votre mélancolie.
Vous ne pouvez me faire cet injuste refus.
Minos
Le grand malheur qui nous menace,
Rhadamante, l’ignorez-vous ?
Des juges de ces lieux tenant l’auguste place,
Que d’embarras fondront sur nous,
Et comment sera-t-il possible
De s’en tirer avec honneur ?
Nous avons à juger une affaire terrible :
Voilà le sujet de ma peur.
Rhadamante
Mais quelle est cette grande affaire
Qui vous cause tant de soucis ?
Notre justice est exemplaire
Et les mortels les plus hardis
N’ont pu se plaindre justement
De nos arrêts saints, équitables.
Toujours dans notre jugement
Nous condamnons les seuls coupables,
L’innocent est absous, les criminels punis.
Le crime et la vertu ne sauraient être unis ;
Nous ne connaissons point ni brigue, ni cabale,
Nous rendons à chacun une justice égale ;
Nous les jugeons de bonne foi.
Ainsi, de grâce instruisez-moi
De cette affaire surprenante.
Minos
Ecoute donc, cher Rhadamante,
Sois attentif à mon discours.
Dans un endroit de la Provence
On a rendu depuis deux jours
Un arrêt contre l’innocence ;
Arrêt injuste où l’équité
Ne paraît pas en vérité.
En peu de mots, voici l’affaire.
Une bigote téméraire,
Une hypocrite s’il en fut
Qui n’agissait en tout que de ruse et de feinte,
Contrefaisant très bien la sainte
Pour venir sans doute à son but,
Cherchant des directeurs d’une vertu profonde
Pour séduire par là le monde,
Ayant appris que dans Toulon,
Ville, dit-on, de sa naissance,
Un saint religieux, plein de dévotion,
D’un grand savoir et de prudence,
Etait venu pour y rester ;
Elle tâche de l’accoster
Et veut être sa pénitente.
Sous le voile masqué d’une fausse pudeur
Elle cache son mauvais cœur
Par les faussetés qu’elle invente.
Mais ce directeur éclairé,
Plein de zèle, de piété,
Voyant sa fourbe et sa malice
Tâche par des conseils salutaires et saints
De la tirer du précipice
Où la plongeaient ces noirs desseins
Pour cette brebis égarée
Que ne fait point ce directeur ?
Il traite cette forcenée
Par la voie de la douceur ;
Il se comporte en tendre père,
Mais cette mégère cruelle
Qui se moque de ses conseils
Pour le perdre complote avec tous ses pareils.
Que fait cette funeste brigue ?
Elle ménage avec intrigue
Le temps, l’occasion, les lieux
Pour perdre cet homme pieux ;
De ses lettres se sert pour le faire coupable,
Les montre, les fait voir pour le rendre exécrable,
L’accuse de mille forfaits,
Le peint des plus infâmes traits
Et d’une malice inouïe.
Sa cabale le calomnie,
L’attaque devant le sénat.
Une telle affaire, Rhadamante,
Non seulement de tout l’Etat
Faisait l’unique et grande attente,
Mais encore de tout l’univers
Sur cette grande affaire ayant les yeux ouverts
Depuis déjà plus d’une année
La France en deux partis se trouvait divisée,
Et de cet inouï procès
Chacun attendait le succès ;
Tout le monde était en fatigue,
Chaque parti faisait sa brigue ;
Mais, Rhadamante, croiras-tu
Que ce sénat plein de vertu,
Jusqu’ici toujours équitable,
Plein de probité, de candeur,
De l’innocent grand protecteur,
Ait pardonné cette coupable
Par un arrêt qu’il a donné,
Arrêt qui n’a pas contenté
Ni la coupable, ni le juste ?
Ainsi ce parlement auguste,
Renvoyant l’un et l’autre absous,
Causera sans doute chez nous
Des chagrins d’autant plus à craindre
Que devant les juger nous sommes fort à plaindre,
Et certes notre jugement
Fera tort à ce parlement ;
Nous abhorrons trop l’injustice
Pour condamner le juste et pardonner le vice.
De mon chagrin c’est le sujet ;
Je voudrais suivre leur arrêt,
Mais je ne puis, car dans la place
Où nous sommes assis pour juger les mortels,
À l’innocent nous devons grâce
Et condamner les criminels.
Rhadamante
En vérité cette conduite
Fait un grand tort à ce sénat ;
Je crains même que dans la suite
Elle ne fasse un grand éclat.
Mais, dites-moi, que nous importe
Qu’on ait jugé de cette sorte ?
Devons-nous suivre cet arrêt ?
Y va-t-il de notre intérêt
De nous borner à leur caprice
Et ne pas rendre la justice ?
Nous sommes de tous les humains
Etablis juges souverains ;
L’équité fut notre partage ;
Faisons-en donc un bon usage,
Ayons toujours devant les yeux
Que nous sommes des demi-dieux,
Des innocents soyons les pères ;
Aux criminels, durs, sévères,
Sourds à la voix de la faveur,
N’écoutons que notre candeur ;
Soyons toujours inexorables,
Ne pardonnons pas les coupables,
Mais jugeons sans prévention,
Sans intérêt, sans passion.
Du juste prenons la défense,
Ne confondons pas l’innocence ;
Examinons le droit de tous,
Que le caprice parmi nous
N’altère pas par sa malice
L’équité, le droit, la justice.
Minos
Rhadamante, votre équité
Honore la judicature.
Mais, hélas la magistrature
N’a pas toujours la probité.
Un sot, un brutal, un sinistre
Parmi le grand nombre souvent
Se peut trouver certainement
Qui du sénat le plus auguste
Déshonore la majesté,
Et qui par sa méchanceté,
Par ses détours pleins d’artifice
Fome toujours quelque parti
Pour perdre l’innocent et défendre le vice,
Donner à la vertu souvent le démenti.
Rhadamante
Non, Minos, il n’est pas croyable
De trouver un juge capable
De faire par ses factions
Des criminelles actions.
Les juges sont incorruptibles,
Fermes, constants, tous inflexibles,
Prêts à verser leur sang cent fois
Avant que de trahir la majesté des lois ;
Rien ne peut altérer la candeur de leur âme ;
La mort même la plus infâme
N’ébranle pas un magistrat
Il la craint moins qu’un attentat.
Oui, la seule justice est son unique étude ;
Avec elle il fait habitude,
L’ayant toujours devant les yeux
Elle l’accompagne en tous lieux.
Minos
Votre portrait de la justice
Est admirable assurément,
Mais peu de juges maintenant
Remplissent ainsi leur office.
Rhadamante
Qui, parmi les mortels la justice n’est plus ?
Les sénats sont donc superflus ?
Minos
Écoutez, Rhadamante, et n’alllez pas si vite ;
Les parlements toujours sont remplis de mérite ;
En général chaque sénat
Est le ferme appui de l’État.
L’épée d’un côté, de l’autre la balance
De l’empire souvent sauve la décadence ;
Les magistrats pleins d’équité,
Pleins de candeur, de probité,
Sont les tuteurs des misérables,
Ennemis des mortels coupables,
À protéger les orphelins,
À venger la veuve opprimée,
À la garantir des chagrins
De leur fatale destinée ;
Les soulager dans leurs malheurs,
Les secourir dans leur misère
Fait de ces sages sénateurs
Le véritable caractère.
Rhadamante
Minos, si c’est là son portrait,
Ce sont des juges respectables.
S’ils se démentent en ce fait
Ces sénateurs sont méprisables.
Minos
La probité n’est pas toujours
Le guide des gens de justice ;
L’arrêt rendu depuis deux jours
Nous découvre bien leur malice,
Car cet auguste parlement
Dans le procès de la Cadière
Ne montre que trop clairement
De certains magistrats la brigue meurtrière.
Un nombre de ses sénateurs
Contre leur chef auguste et sage,
Remplis de colère et de rage
Se déclarèrent les défenseurs
D’une méduse mercenaire
Dont la conduite téméraire
Sous le voile de la pudeur
Vit sans foi, sans loi, sans honneur.
Ces magistrats pour sa défense
Briguent, cabalent nuit et jour,
Troublent cette suprême cour
Et ne respirent que vengeance.
En vain le chef du parlement,
Digne de louange et de gloire,
À qui l’on doit un monument
Pour éterniser sa mémoire,
Tâche de soutenir l’innocent opprimé,
Le parti n’en devient que plus envenimé.
Voyant enfin que leurs confrères,
Vrais défenseurs de l’équité
Pour soutenir la vérité
À leur malice sont contraires,
Que font alors ces magistrats
Par le plus noir des attentats,
Les pots, le verre en main, et faisant bonne chère,
Jurent tous unaniment
Qu’il faut condamner l’innocent
Au supplice le plus sévère.
En ce moment, d’un même accord,
Pour confirmer cette sentence
Ils boivent tous à rouge bord
Et sacrifient l’innocence.
Le nombre de ces sénateurs
Formait une grosse cabale.
Aussi d’une voix générale
Ils jurent se liguer contre les protecteurs
De l’innocence qu’on opprime
Et se faire un honneur de soutenir le crime.
Liés ainsi par ce serment,
Ils attendent le jugement,
Rongés d’une rage secrète.
Ce jour pour eux est une fête.
Ils vont s’asseoir au tribunal
Avec des juges respectables,
Amis de la vertu, justes vengeurs du mal.
Parmi ces juges vénérables
La cabale dont le complot
S’était déjà donné le mot
Par le grand nombre assez puissante,
Au mépris des plus saintes lois
Concluent d’une commune voix
Que la Cadière est innocente,
Que le père Girard est digne des tourments
Les plus cruels et les plus grands ;
Ils ne respectent point le sacré caractère
D’une prêtre saint ; leur faction
Se découvre par la colère
Qu’ils montrent en cette action ;
Ils ne respirent que vengeance
Et sans la divine puissance,
Cet innocent soumis et doux
Aurait péri par leur courroux.
Mais dans cette assemblée auguste
Des magistrats sans passion
Font voir en cette occasion
Que les Dieux protègent le juste.
L’équité de ces sénateurs
Déconcerte cette cabale
Et de sa malice infernale
Découvre toutes les horreurs.
Confuse enfin que son intrigue
Paraisse aux yeux de ce sénat
Que ne fait alors cette brigue
Pour pallier son attentat ?
Elle accuse de mille crimes
Ce sage et saint religieux ;
Elle condamne les maximes
De cet homme juste et pieux,
Elle s’oppose avec instance
À la sagesse, à la prudence
Des autres juges dont l’avis
Etait que ce sage dervis
Qui fut à Dieu toujours fidèle
Fut mis hors de cour, de procès,
Et qu’il fallait punir l’excès
D’une fille si criminelle.
Les juges ainsi partagés,
Chacun disant sa cause bonne,
Ils sont à la fin obligés
De donner un arrêt qui ne plaît à personne.
Tous les deux sont absous, tous deux sont innocents
L’un d’eux pourtant était coupable
Et digne des plus grands tourments
C’est une chose incontestable :
Si l’accusé n’a pas commis
Les crimes noirs dont on l’accuse,
Il faut punir cette méduse
Malgré tous ses puissants amis.
Mais s’il est crimine, l il faut que sa malice
Sente le bras de la justice.
Point du tout, cependant, à dépens compensés :
Tant l’accusé que l’accusante
Sont absous contre toute attente.
Voilà l’issue du procès.
Rhadamante
Si votre chagrin est extrême,
Minos, ce n’est pas sans raison.
Ce jugement me met à même
Et je suis en émotion ;
Je crains beaucoup que cette affaire
Ne cause bien de l’embarras,
Bien du chagrin, bien du tracas
Dans notre empire tributaire.
Ils croiront trouver parmi nous
Des juges que l’intérêt guide,
Et tout est ici si rigide
Que la vertu nous conduit tous ;
On n’y pardonne point le crime,
On n’écoute point la faveur,
On juge tout avec candeur.
C’est dans ces lieux notre maxime.
L’innocent n’y craint du tout rien,
Le juste seul y trouve grâce.
Suffit qu’il soit homme de bien
Chacun y trouve ici sa place.
Ainsi, Minos que cet arrêt
Ne vous cause point de tristesse ;
Reposez-vous sur ma sagesse.
Quand ils viendront, je suis tout prêt :
Je pèserai dans ma balance
Le criminel et l’innocent ;
Sans égard à ce parlement
Je punirai la seule offense ;
Je n’appesantirais mon bras
Que sur la ligue téméraire
Et d’un châtiment exemplaire
Je punirai les scélérats
Que le sénat de la Provence
Apprenant mon intégrité
Ne juge plus par complaisance
Mais seulement par équité,
Car c’est trahir son ministère
Que d’être un peu trop complaisant.
On n’est jamais assez sévère
Quand il faut punir le méchant ;
Qu’il apprenne que la justice
N’écoute rien quand il s’agit
De punir le crime et le vice
Malgré la brigue et le crédit.
Mais avant de juger ce procès d’importance
Je trouverais fort à propos
De vous en aller seul, Minos,
Au fameux royaume de France
Faire semblant de vous ranger
Du parti de cette Cadière,
Pester, crier, pour la venger
Et n’être jamais en arrière
Quand on parlerait de Girard
Et contre le corps jésuitique,
Car avec cette politique
Vous rencontrerez par hasard
Quelque indiscret de cette brigue
Qui vous croyant de leur complot
Vous découvrira mot à mot
Tout le dessein de leur intrigue.
Ainsi, d’un air majestueux
Avec un grand, fort équipage,
Des chevaux un bel attelage,
Des laquais, un habit pompeux,
Avec un train fort magnifique,
Allez-vous en droit à Toulon
Et faites le panégyrique
De cette fille dont le nom
Est, à parler sans hyperbole,
Connu d’un bout à l’autre pôle.
Dans cet endroit soyez certain
Qu’avec ce magnifique train,
Ce nombreux et brillant cortège,
Vous jouirez du privilège
De dire tout, d’être écouté,
D’être applaudi, d’être goûté.
Soutenez avec véhémene
De la Cadière l’innocence,
Du bon père Girard dites beaucoup de mal
Et vous verrez par ce canal
Combien affreux est l’artifice
Du parti rempli de malice ;
Par vous de cette sorte instruit,
Allez-vous en sans faire bruit ;
Quittez cette maudite engeance
Qui ne respire que vengeance,
Contre un corps plein de sainteté,
Ferme appui de la vérité,
Instruit ainsi que la cabale
N’en veut qu’à sa pure morale,
Quittez au plus tôt ce pays,
Allez-vous en droit à Paris,
Parlez au chef de la justice
Qui, quoique de tous les mortels
Le plus grand ennemi du vice
Penche en faveur des criminels,
Qui par la fourbe et le mensonge,
Par imposture et trahison,
Ont séduit sa religion ;
Paraissez-lui la nuit en songe
Avec cet air de majesté,
De candeur et d’intégrité
Avec le maintien ordinaire
De cette brigue téméraire
Découvrez tous les attentats
À ce premier des magistrats
Que de toutes parts on assiège.
Découvrez-lui le fatal piège
Qu’une troupe de courtisans,
Du crime dignes partisans,
Lui tend sans qu’il s’en aperçoive.
Faites que de vous il reçoive
Ce service si signalé.
Il est si plein de probité
Qu’il en profitera, je jure,
J’en suis certain, je vous assure.
Ainsi, Minos, quittez ces lieux ;
J’en aurai soin, servez les dieux.
Minos
Votre conseil est salutaire,
Je le trouve fort bel et bon,
Je vois que vous avez raison ;
Il est même très nécessaire
Que je m’en aille vers ces lieux
Pour le voir de mes propres yeux,
Que je connaisse par moi-même
Des mortels la malice extrême.
Je sonderai le fond des cœurs
De cette secte sans candeur,
Et sous cette figure trompeuse,
De cette secte malheureuse
Je découvrirai les transports
Et détruirai leurs vains efforts.
Informé du noir artifice
Que leur inspire la malice
De leur funeste entêtement,
Je partirai dès ce moment
Pour aller dans la capitale
De ce royaume florissant
Conter à ce juge puissant
Les forfaits de cette cabale.
Je lui déssillerai les yeux
Et lui ferai voir l’innocence
De ce dervis sage et pieux
Que persécute cette engeance.
Je suis certain par mon discours
Plein de candeur et de sagesse,
Par ma douceur et mon adresse
Lui découvrir en peu de jours
Quel est le juste et le coupable,
L’innocent et le misérable.
Ce sage observateur des lois
Ne sera pas sourd à ma voix
Voyant que je parle sans feinte
Il m’écoutera sans contrainte
Et recevra de bonne part
Le juste éloge de Girard
Dont on veut diffamer la vie
Par la plus noire calomnie.
Enfin je n’épargnerai rien
Pour que ce magistrat illustre
Profite de mon entretien
Et lui rende son premier lustre.
Je vous assure sur ma foi
Que je remplirai mon emploi
Si bien et de telle manière
Que le parti de la Cadière
Ne rira pas assurément
D’avoir obtenu par sa brigue
Un favorable jugement
Par le moyen de son intrigue.
Adieu, je pars, à mon retour
Je vous dirai quelque nouvelle.
Je ne ferai pas long séjour
Sur cette terre criminelle.
Rhadamante
Comme je prends beaucoup de part
À tout ce qui vous intéresse,
Souffrez qu’avant votre départ
Je vous témoigne ma tendresse.
Adieu, partez incessamment
Et faites un heureux voyage.
Vous êtes si prudent et sage
Que je n’en doute nullement.
Minos (dans son voyage)
Ah ! grand dieux, quelle est ma surprise !
À peine suis-je dans Toulon
Que je n’y vois que faction.
Mais poursuivons mon entreprise ;
Prêtons l’oreile à tous discours ;
Examinons tous les détours
Que prend cette brigue funeste
Pour diffamer cet innocent
Qu’elle abhorre, qu’elle déteste,
Le voulant perdre absolument
En le traitant comme un infâme
Mais moi qui vois au fond de l’âme,
Qui pénètre le fond du cœur,
De cette faction je connais la fureur ;
Je vois la cause principale,
Les seuls motifs et la raison
Qui porte la ligue fatale
À cet excès de passion.
Elle ne peut voir la sagesse,
Le grand zèle de charité
De cet homme de piété ;
Sa vertu l’irrite, le blesse ;
Pour le perdre elle tente tout ;
Mais elle ne pourra jamais venir à bout.
Pour cet effet, de cette ville
Je vais sortir incessamment
Et me rendre à l’appartement
Du magistrat le plus habile,
Le plus sage, le plus pieux,
Le plus intègre, le plus juste,
Le plus savant, le plus auguste,
Digne de la place des dieux.
Dans son sommeil je veux en songe
Lui découvrir la vérité
Et lui faire voir le mensonge
Qu’il a trop longtemps écouté.
Minos (apparaissant en songe au chancelier sous la figure d’un vénérable vieillard)
Pourquoi vous laissez-vous séduire,
Magistrat dont la probité
Est un exemple d’équité ?
Votre gloire va se détruire ;
Vou allez perdre votre honneur
Si vous écoutez davantage
La voix d’un parti plein de rage
Et le récit de l’imposteur.
On vous séduit, on vous déguise
Les crimes et les attentats
D’une troupe de scélérats
Qui n’agissent que par surprise.
Grand magistrat, ouvrez les yeux ;
Ne souffrez pas la calomnie,
Mais punissez les factieux
Au dépens même de leur vie,
Déclarez-vous le défenseur
De l’innocence qu’on opprime ;
Qu’elle ne soit point la victime
De leur haine et de leur fureur ;
Ne souffrez pas qu’une hypocrite
Qui se dit fille à vision
Sous sa fausse dévotion
L’emporte sur le vrai mérite.
Suivez l’exemple de Le Bret,
Chef du sénat de la Provence.
Ce magistrat, sage, discret,
Plein de savoir et de prudence.
Apprenez de sa probité,
De sa candeur, de sa sagesse,
À quel point il vous intéresse
De faire voir votre équité.
Voici ce que je vous ordonne :
Dès ce moment suivez l’avis
Qu’en sage juge je vous donne ;
Rendez justice à ce dervis,
Voyez un juge respectabble
Et connaissez à ce discours
Que c’est c’est Minos qui fut toujours
Aux scélérats inexorable,
Des justes le ferme soutien,
Aux innocents prêtant l’oreille.
À ce doux et sage entretien,
Ce sage magistrat s’éveille
Et voyant auprès de son lit
Ce vieillard le plus vénérable
Il demeure tout interdit
À cet aspect si redoutable.
Mais revenu de sa frayeur
Ce magistrat le remercie
Et reconnaissant son erreur
Il lui jure que de sa vie
Il n’oubliera ce bienfait
Qui lui découvre l’artifice
D’une ligue dont le forfait
Le disposait à l’injustice.
Minos (quitte le chancelier et retourne aux enfers)
Enfin me voici de retour
Je vous revois, cher Rhadamante,
Je vous revois, charmant séjour,
Et tout succède à mon attente.
Rhadamante
Soyez le bienvenu, Minos,
Vous arrivez fort à propos.
J’étais dans un chagrin extrême,
Vous regardant comme moi-même.
Que je languissais dans ces lieux !
Mais vous voici, grâces aux dieux,
Avez-vous fait un bon voyage ?
Contez-moi la réception
Qu’on vous a faite dans Toulon.
Avec ce pompeux équipage
Quoiqu’étranger, quoiqu’inconnu,
Faisant beaucoup de la dépense
Partout vous étiez bienvenu.
C’est la maxime de Provence.
Avez-vous eu le même accès
Auprès du chef de la justice.
Dites-moi si votre artifice
Se peut flatter d’un bon succès.
Minos
En peu de mots
Je vais te faire le récit.
Avec mon superbe équipage
Bientôt je fus en grand crédit.
Comme j’étais fort magnifique
À peine fus-je dans Toulon
Que chacun veut savoir mon nom.
Chacun à me plaire s’applique.
Passant pour un très grand seigneur,
D’abord le parti de la brigue
Se fit une gloire, un honneur,
De me faire chef de leur ligue.
Ils me confient le secret
De leur affreuse calomnie ;
Ils me confessent que l’envie
En est l’unique et seul sujet.
Instruit à ofnd de leur malice
Je disparais sans faire bruit
Pour arriver la même nuit
Auprès du chef de la justice
Qui dormait fort profondément.
Je profite de ce moment ;
À son esprit je m’offre en songe ;
Je me montre devant ses yeux
Par le puissant secours des dieux
Je lui découvre le mensonge,
Je fais voir à ce magistrat
L’innocence de l’un, de l’autre l’attentat ;
Je lui reproche avec prudence
Sa trop grande facilité,
D’avoir trop longtemps écouté
Les ennemis de l’innocence.
Avec respect, avec douceur
Je le condamne, je l’accuse
Du peu de soin de sa grandeur.
Je lui déclare qu’on l’abuse.
Pour le tirer de son erreur,
Je lui dépeins dans sa nature
Tous les crimes que l’imposture
Peut inventer dans sa fureur.
Ce sage magistrat m’écoute ;
Reconnaissant ma probité
Il rougit du peu d’équité
Qu’il aime, qu’il craint, qu’il redoute ;
Il me jure dès ce moment
Qu’il se repent sincèrement
D’avoir écouté l’artifice
Des imposteurs dont la malice
Cachait sous le voile trompeur
De la vertu la plus austère
Tous les forfaits d’un mauvais cœur
Et des fourbes le caractère
Il punira sévèrement
Cette cabale téméraire
Et d’une justice exemplaire ordonnera le châtiment.
Charmé, ravi, je me sépare
De cet auguste magistrat
Persuadé qu’il se prépare
À s’instruire de l’attentat.
Je suis charmé de mon voyage,
J’ai profité de ton avis,
J’ai cru pour venger ce dervis
Devoir mettre tout en usage.
Rhadamante
Tout enfin vous a réussi
Je n’attendais pas moins de votre grand mérite.
Minos, je vous en félicite,
Jele suis même aussi.
Vous savez pour vous mon estime
Quel plaisir, jugez donc, me fait votre retour.
Placés dans le même séjour,
Même intérêt, même maxime
Ont régné toujours parmi nous.
Jamais dispute ni querelle,
Toujours l’un à l’autre fidèle,
Je n’ai de plaisir qu’avec vous.
Votre sagesse que j’admire
Comme un don des plus précieux
Fait le soutien de cet empire
Et le ferme soutien des dieux.
C’est l’intérêt de votre gloire
De faire voir votre candeur
Et de juger à la rigueur
Cette ligue dont la mémoire
Gravée dans ces sombres lieux
Sera d’un exemple terrible
Aux imposteurs, aux factieux,
Au juge même corruptible,
Instruit à fond et convaincu
De l’innocent et du coupable.
Rendez justice à la vertu
Et punissez cette exécrable.
Minos
Rhadamante, ce jugement
Vous appartient également ;
C’est une affaire d’importance.
Juge souverain comme moi,
Arbitre, maître de la loi,
Vous avez la même puissance ;
Vous en êtes assez instruit.
Ce procès a fait tant de bruit
Que le monde et la terre entière
Parlent encore de la Cadière.
Nul endroit, nul lieu, nulle part,
Nul coin ni recoin dans le monde
Où l’on ne parle de Girard
Et cette fille vagabonde.
Chacun avait ses partisans,
Les gens de bien pour le jésuite,
Les imposteurs, les médisants se déclaraient pour l’hypocrite.
L’on ne voyait que passion,
Qu’entêtement, fureur et rage
Du parti de la faction
Se déclarer contre le sage,
Mais du parti de l’équité,
Ennemi de la calomnie,
On ne voyait que probité,
Douceur, prudence, modestie.
On distinguait facilement
L’innocence d’avec le vice.
L’imposteur est turbulent,
Le jésuite toujours sans malice,
Tranquille, pacifique, doux,
Humble, soumis et débonnaire,
Ne se mettant point en courroux,
Quelque mal qu’on puisse lui faire.
Tel était Girard en prison :
Quoiqu’accusé des plus grands crimes
Passant les nuits en oraison,
Observant toujours ses maximes.
On ne l’a vu jamais dans ces lieux pleins d’horreur
Témoigner la moindre frayeur.
On remarquait sur son visage
Cette grande tranquillité
Qui n’appartient qu’à l’homme sage
De montrer dans l’adversité.
De ce portrait tu dois apprendre
Quel jugement nous devons rendre
À l’innocent, au criminel.
Notre sentence est sans appel.
Rhadamante
Selon le droit de la nature,
Du bon sens et de la raison,
Quel crime égal à l’imposture,
Quel attentat, quelle action !
Elle est si noire, si terrible,
Si contraire à la probité
Que le tourment le plus horrible
Ne saurait trop punir l’imposteur accusé.
Un imposteur est exécrable
Aux gens de bien, aux scélérats
Toujours en état et capables
Des plus infâmes attentats.
Hélas, Minos, que la justice
Règne peu parmi les mortels ;
La vertu cède à la malice
Et l’innocence aux criminels
Que cet arrêt de la Provence,
Rendu contre toute équité
Me montre bien que la vengeance
L’emporte sur la probité
Dans ce sénat des plus augustes
Qui fleurissent dans l’univers
Des magistrats assez injustes,
Assez méchants, assez pervers
Par un effet de leur caprice,
De leur haine, de leur fureur
Et la plus criante injustice
Ont au mépris de leur honneur
Flétri de la magistrature
L’ilustre éclat et la beauté,
Faisant de la judicature
Une brigue d’impiété ;
De ces juges peu respectables,
De ces magistrats sans candeur,
De leur projets abominables
Punissons toute la laideur ;
Instruits à fond de leur intrigue,
Convaincu de leur attentat,
Point de dispute, point de brigue,
Point de querelle, ni débat.
Pleins de sagesse, de prudence,
Etablis juges des mortels,
Rendons justice à l’innocence
Et punissons les criminels.
Gardons-nous bien dans notre empire
De juger par entêtement ;
Ne donnons pas sujet de rire
Comme l’a fait ce parlement.
Que la Cadière soit punie,
Ses complices, ses adhérents,
Ses défenseurs, ses partisans,
Protecteurs de la calomnie ;
Que le jésuite soit absous
Comme un homme très respectable ;
Qu’il reconnaisse parmi nous
Une justice respectable.
Minos
C’est là le juste jugement
Que le parlement devait faire,
Que nous rendrons assurément
À cette ligue téméraire,
Ces ennemis de l’équité,
Ces infracteurs de la justice,
Ces magistrats sans probité,
Ces juges protecteurs du vice
Augmenteront après leur mort
Le nombre des mortels coupables.
Tel à jamais sera leur sort
D’être parmi ces misérables.
Mais ces juges pleins de candeur,
D’une probité reconnue,
Ne craindront rien à notre vue
Qui n’aura pour eux que douceur.
Après leur mort ces hommes justes
Viendront aux Champs Elyséens
Où les mortels les plus augustes
Goûtent les plus parfaits des biens.
Telle sera la différence
Que nous ferons de ces mortels :
Pour les justes la récompense,
Les tourments pour les criminels.
Mais en attendant que la parque
Coupe la trame de leurs jours,
Il est juste que dans leur cours
Ils en ressentent quelque marque :
Les justes soient dans la douceur,
Goûtant le fruit de leur sagesse,
Les criminels dans la tristesse
Soient déchirés au fond du coeur,
Que la plus cruelle furie,
Cette impitoyable Alecton,
Persécute pendant la vie
Ce monstre horrible de Toulon ;
Que cette fille abominable
Sente toujours à ses côtés
Cette furie formidable
Pour punir ses impiétés ;
Que les fauteurs de la Cadière,
Que ses partisans à leur tour
Aient chacun une mégère
Qui les tourmente nuit et jour.
Parques, coupez bientôt la trame
Des jours affreux de cette infâme.
Vous, Atropos, qui des humains
Tenez la vie entre vos mains,
Faites sentir votre puissance
À ces monstres audacieux ;
Remettez-les à ma vengeance,
Envoyez-les vite en ces lieux ;
De ces magistrats équitables
Parques, respectez les jours ;
Destins, soyez leur favorables ;
Donnez leur à tous vos secours.
Leur grand exemple vous incite,
Vous anime, vous sollicite
De protéger, de prendre part
Aux jours fortunés de Girard.
Il est digne de votre estime ;
Il est digne de vos faveurs ;
Exempt de vice, exempt de crime,
Faites-le jouir des douceurs
D’une tranquillité parfaite ;
Qu’il jouisse dans sa retraite
En dépit des jaloux mortels
Du doux repos que l’innocence
Refuse à tous les criminels
Qui ne respirent que vengeance ;
Qu’Asmodée, chargé de fers,
Ne puisse sortir des enfers
Pour avoir par son artifice
Noirci le plus sage mortel
À qui la seule ombre du vice
Paraîtrait un monstre cruel ;
Pour vous, magistrat respectable,
Très digne des plus grands honneurs,
Attendez toutes les faveurs
Du destin le plus favorable ;
Qu’Atropos respecte vos jours ;
Que Némésis de votre vie
En file lentement le cours,
Des plus parfaits bonheurs suivie ;
Que Lachéris [?] à votre sort
Prenne aussi part et s’intéresse ;
Que ces trois sœurs d’un même accord
Filent vos jours dans l’allégresse.
Sage, prudent, docte le Bret,
Des juges le plus équitable,
Des mortels le plus vénérable,
N’est-ce pas de notre intérêt
De prendre part à votre gloire ?
Nous en prendrons car, dès ce jour,
Pour que votre grand nom soit gravé dans l’histoire,
Sans cesse à vos côtés nous serons tour à tour ;
Thémis même sera ravie
De présider à vos arrêts ;
Elle nous verra sans envie
À vous instruire toujours prêts.
Votre candeur inaltérable
Mérite bien cette faveur.
Pourrait-on faire assez d’honneur
Au mortel le plus respectable ?
Turin, p.304-47