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Plainte de la Dlle Cadière

Plainte de la Dlle Cadière
Dans le trouble où je suis que mon sort est à plaindre !
Dois-je bien espérer ? Que ne dois-je pas craindre ?
La fine politique en veut à mon honneur,
L’intérêt, l’amour-propre augmentent mon malheur,
L’iniquité survient, juste ciel, quel orage !
La haine, le dépit, l’imposture et l’outrage
Répandent leur venin pour me mieux accabler.
Quel moyen ai-je enfin de ne pas succomber ?
C’est de vous, O mon Dieu, que j’attends cette grâce.
Seigneur, dont le pouvoir tous les autres efface
Ne m’abandonnez pas dans cet affreux danger,
Où il s’agit de tout ce qui m’est le plus cher.
J’estime cependant d’avoir un compte à rendre
Aux peuples peu instruits et disposés à prendre
Le blanc au lieu du noir, le noir au lieu du blanc,
Pour me justifier du grand égarement
Dont on me fait coupable. A cet effet je jure
De ne leur avancer que la vérité pure
Par des termes discrets, simples et si précis
Qu’en ma faveur chacun donnera son avis,
Blâmant le conducteur à la céleste gloire
Dont j’ai été la dupe. Or voici mon histoire.
Je suis née à Toulon et j’ai eu pour parents
Au vu et su de tous de fort honnêtes gens,
Riches et attachés au soin de leur famille
Que forment quatre enfants, trois garçons, une fille.
L’aîné des trois garçons est très bien établi ;
D’avantages certains l’hymen l’a assorti ;
Les deux autres voués au divin ministère ;
Et la fille, c’est moi ; hélas, puis-je parler
Sans me déconcerter, sans gémir, sans pleurer ?
Mon père décéda, me laissant en bas âge,
À la tendresse, aux soins d’une mère fort sage.
Je n’en abusais pas, car autant que j’ai pu,
J’ai suivant ses leçons pratiqué la vertu ;
Je n’ai jamais été ni vaine, ni coquette ;
Toujours dans ma maison j’ai aimé la retraite ;
Conforme à mon devoir, au saint nom de chrétien,
N’ayant point d’autre objets que le souverain bien.
J’ai eu pour directeur d’Ollonne le vicaire,
D’un mérite connu, d’une vie exemplaire,
Qui m’a fortifié dans les bons sentiments.
Instruite et corrigée jusques à dix-huit ans,
Auquel temps j’ai cessé d’être sa pénitente.
Non pour autres raisons, car j’en étais contente
Sinon qu’en la paroisse étant fort occupé,
Je devais beaucoup (et je l’aurais souhaité)
Me confesser à lui. Je choisis à sa place
Un vénérable abbé voué à saint Ignace
Qui venait d’arriver et qu’on disait recteur
Du royal séminaire et grand prédicateur.
Il était d’un air doux, réservé, fort sincère,
Edifiant partout d’une vertu austère.
Tant de rares talents, néanmoins à la fois
Que j’avais très bien fait en faisant un tel choix.
Mais, O triste destin, aurais-je pu comprendre
Les obstacles auxquels je ne pouvais m’attendre,
Les détours criminels dont ce père a usé
Et l’abus qu’il a fait de ma simplicité ?
Je n’ose le nommer. Grand Dieu, quelle aventure,
Quel objet étonnant pour toute la nature
Dans deux ans et demi de sa direction !
Il s’informa d’abord de ma condition,
Celle de mes parents lui fut pas inconnue.
Il s’informe partout, même de rue en rue,
Cette façon d’agir et son soin sans égal,
Pour ce qui me concerne jusqu’au confessionnal,
Sont pour moi des attraits qui me portent à croire,
Que tout l’objet du père est la céleste gloire.
Le bon Dieu nous destine au comble du bonheur,
Me disait-il souvent, offrez-lui votre cœur ;
Respectez, adorez sa sainte providence,
Que votre volonté soit sous sa dépendance ;
Livrez-vous donc à lui, assurez votre foi ;
Je suis son envoyé, livrez-vous donc à moi.
Ce ne fut pas assez de la simple parole,
Pour jouir à son gré, pour accomplir son rôle,
Il me jette un grand souffle. O ciel, quel accident !
Sa bouche près la mienne, O quel enchantement !
Bien loin de m’irriter de ce qu’il vient de faire,
Je ne pense dès lors qu’à l’aimer, qu’à lui plaire.
Je lui offre mon cœur, il l’accepte en retour.
Communiez, dit-il, désormais chaque jour.
Il m’annonce et prédit les visions étranges
Que j’aurai, selon lui, des démons et des anges,
Et comme prenant part à leur événement,
Il me demande un compte exact et très fréquent.
Ses ordres m’étaient chers, oserai-je le dire ?
Mon amour envers lui rassurait son empire.
Je reçois tous les jours le corps de Jésus-Christ
Et quoiqu’avec un cœur humilié, contrit,
La prière me manque, ou du moins la vocale.
Je ne puis prier Dieu et j’ai peur du scandale.
Je sens à tout moment redoubler mon amour.
Je n’ai point de repos ni la nuit ni le jour.
Je dis au directeur, qu’il intercède
Auprès du Dieu vivant à mes maux un remède.
Ce directeur zélé me répond à l’instant
Par un discours concis, modeste et consolant.
La prière, dit-il, ce moyen salutaire,
N’est plus, ma chère sœur, un moyen nécessaire
Quand une fois on a atteint le vrai bonheur
De s’unir à son Dieu, à son divin Sauveur,
Votre amour est l’effet de la toute-puissance
Du Seigneur qui le veut. Ainsi sans méfiance
Unissez-vous à moi, je vous porte en mon cœur,
Je vous porte en mon sein, méditez la douceur
Que le Ciel nous prépare, O l’âme de mon âme.
Qu’une sainte union pour jamais nous enflamme.
À un pareil discours, si fort et si pressant,
Je suis sans scrupule sur ce double accident,
Je prie Dieu d’esprit et je vois son ministre
Me flattant de le voir en tout état sinistre
Disposer par ses soins et par un prompt secours
À m’en débarrasser, délivrer pour toujours.
J’en fis bientôt l’épreuve, O vision affreuse !
Il me semble de voir une âme malheureuse
Dans les sales plaisirs ardemmment se plonger
Et la foudre de Dieu toute prête à tomber.
S’élevant une voix qui me faisait comprendre
Que pour sauver cette âme il fallait condescendre
À une obsession, c’est-à-dire au démon,
Qui fit pendant un an de mon corps sa maison
Qui troubla tous mes sens, avec un cœur de roche
Et qui me maltraita sans craindre aucun reproche.
Mon esprit agité de cette vision
Et beaucoup plus encore de ma condition,
Je ne savais à quoi franchement me résoudre.
La charité voulait me faire passer outre
Et le danger certain d’un malheureux état
M’en faisait retirer comme d’un attentat.
Le conseil cependant du Directeur austère
Me força d’accepter l’ordre de ce mystère,
Et dès lors, juste Ciel ! de ce moment fatal
Je n’ai presque jamais ressenti que du mal.
Mes sens furent troublés et liés en manière
Que je méconnaissais de ma foi la lumière,
Le pouvoir de mon Dieu, celui de ses élus.
De me faire changer c’étaient soins superflus,
J’étais assujettie à des douleurs sensibles
J’avais des accidents convulsifs et terribles
Dans lesquels j’appelais le blasphème au secours
Contre ceux qui priaient, pleuraient pour mon retour.
À la voie du salut, et du corps et de l’âme,
En les maudissant et les traitant d’infâmes.
Des extases donnaient à ces événements
Un relief admirable à tous les assistants
Et un peu de repos à mon âme affaiblie
Par un tas de tourments, si cruels que la vie
Ne m’était guère à cœur, car lasse de souffrir
Je m’attachais bien moins à vivre qu’à mourir.
Des stigmates sanglants achevaient de confondre
Les plus habiles gens qui pensaient se morfondre
À rechercher mon mal dans quelque égarement
Bénissant le Seigneur d’un si rare présent
M’apostrophant sans cesse et me nommant la Sainte
De Toulon en dedans et dehors son enceinte.
Ces dfférents états d’obsession très fréquents
Me firent demeurer dans mon appartement,
Sans pouvoir le quitter à cause du scandale
Que j’aurais pu donner si pendant l’intervalle
De quelque bon moment j’eusse osé m’exposer
À la malignité d’un évident danger.
Le Père Directeur y accourut bien vite
Son zèle le portait à me rendre visite.
Il y venait, et presque tous les jours,
Pour employer ses soins et prêter son secours.
Mes parents avaient mis en lui leur confiance
Jusqu’à lui demander ses vœux et sa présence,
Et tous mes accidents, O quel aveuglement,
Quelle fatalité, quel étourdissement !
Il passait pour discret, homme sage et austère,
Très digne d’exercer son très saint ministère.
Tous mes parents avaient gravé dans leur esprit
Ce que le Révérend leur avait déjà dit,
Que je serais un jour à Dieu très agréable,
Que son pouvoir suprême, auguste et respectable,
Me destinait au sort, seul prix des bienheureux,
Que je devais en tout me soumettre comme eux,
Que tous ces accidents qui excitaient leur plainte
N’étaient que des degrés, par lesquels sans contrainte
Il me fallait monter pour atteindre au bonheur
D’une paix désirée et pleine de douceur.
La foi de mes parents nullement chancelante
Et celle que j’avais étant sa pénitente
Donnait au Directeur cet empire absolu.
Pour bien exécuter ce qu’il avait conçu
Il entrait dans ma chambre et lorsque j’étais seule
Il me fermait à clef sans aucun scrupule
Heureux, cent fois heureux, et mes parents et moi,
S’il eût correspondu à notre bonne foi.
Mais bien loin d’y penser il s’attache aux trophées
Qu’il prétend élever sur de chastes brisées,
L’obsession viendra, il est sûr de ce fait,
Mes sens seront liés, engourdis, il le sait,
Et par mes accidents, ce qui est illicite
Ne sera plus pour lui que sujet de mérite.
L’effet s’étant suivi, cet homme si prudent,
Si discret, si modeste et si édifiant
Dans mon obsession, O changement étrange !
Prend l’esprit d’un démon, quitte celui d’un ange ;
La pureté lui est un être de raison,
Le précepte divin, une vaine chanson ;
Il donne à son amour un effet tout inique
En exerçant sur moi un pouvoir tyrannique,
Continue à me voir sans aucune pudeur.
Il me parle, il m’entend toujours d’un même cœur,
Attachements lascifs, libertés criminelles,
Plaisirs assaisonnés d’une trempe nouvelle,
Raffinement de joie, il n’a rien oublié.
Le Père Révérend en est rassasié
Jusqu’à ne pas souffrir que l’on fasse paraître
Le fruit prématuré que son crime a fait naître.
J’ose dire pourtant que je serais encor
Soumise à son amour, à son violent transport,
Sans les soins d’un prélat, illustre personnage,
Qui a su prudemment dissiper le nuage.
Informé qu’à Toulon la Sainte on m’appelait,
Qu’à tous les environs on me canonisait,
Il louait le Seigneur et se disait très aise
D’avoir un tel sujet dedans son diocèse,
Jusque là qu’apprenant que je devais aller,
Par des ressorts secrets, en pays étranger,
Il crut que mon départ lui était un outrage.
Quoi ! dit-il, me priver d’un si grand avantage,
D’un trésor de vertu, d’un don si précieux
Envoyé du Très haut pour honorer ces lieux,
Aider à mon troupeau, lui servir de modèle,
Quel est donc ce jaloux, quelle est cette infidèle ?
Croit-il d’y réussir ? et sans plus différer
Il m’écrit un billet portant de demeurer
Auprès de mes parents et de quitter le Père
Que je reconnaissais directeur ordinaire.
J’obéis au prélat, et m’étant adressé
Au prieur du couvent des Carmes Déchaussés,
Homme de grand mérite et de bonne conduite,
Je me déterminais d’abord et tout de suite ;
Je me confesse à lui, avec zèle il m’entend ;
Je lui déclare tout, et fort sincèrement,
Ce que j’ai dit et fait avec le premier Père
Soit pour lui obéir et soit pour lui complaire.
Ce nouveau directeur paraît tout étonné
Du procédé si sale et si désordonné
Que je viens d’annoncer ; il gémit, il soupire,
Il me plaint de me voir exposée au martyre
Que l’erreur, le mensonge et le vice ont tramé,
Et pour ne rien penser qui n’ait été formé
Dans l’ordre de la grâce et de la providence,
Me renvoie prudemment à une autre séance,
Dans ce temps le prélat qui me considérait
Et que le bruit commun sans cesse rassurait
Sur ma fidélité, pour le dieu que j’adore,
Résoud de me parler ; sa visite m’honore ;
Il me trouve fort triste, il s’enquiert du sujet ;
Je ne puis résister et lui dis en effet
Tous mes événements passés avec le Père,
Précédent directeur, sans fard et sans mystère.
Quel récit, quel aveu, hélas pour le pasteur !
Le loup dans son bercail dépeint quelque douleur,
Il voit avec regret que tous les grands prodiges
Qu’on avait cru de Dieu ne sont que des prestiges
Du démon ennemi de la pudicité.
Il en est tout à coup fortement irrité,
Il recourt à la voie d’une juste vengeance,
J’arrête son courroux, implorant sa clémence,
En lui représentant qu’un certain coup d’éclat
Me réduirait encore dans un plus triste état
Par rapport à l’opprobre et à l’ignominie
Dont je serais toujours et en tous lieux flétrie.
La bonté du prélat me rassure ; il promet
Un oubli absolu, un éternel secret
Et sur ce qu’il apprend que je gémis encore
Sous une obsession qui m’agite et dévore,
Il est mon exorciste, il foudroye le démon,
Le déteste et maudit par sa sainte oraison.
J’étais par ce moyen constamment délivrée
De tous les cas fâcheux d’une pauvre obsédée,
Extases, visions et stigmates sanglants,
Accablantes douleurs, convulsifs accidents,
Tout est anéanti. Doucement je respire
Quand un ami du Père me prépare un martyre
Plus douloureux encore que n’était le premier.
Voici son attentat, le tour de son métier.
S’étant du bon prélat acquis la confiance,
Il sait en abuser pour qu’il tire vengeance
Du grand tort qu’il prétend que j’ai eu d’offenser
Le Père Révérend, même de l’accuser
Des crimes dont tout autre a pu être coupable ;
Il se met en fureur, il se rend redoutable ;
En un mot il dit tant, lui écrit si souvent
Qu’il tire du prélat son vrai consentement,
Quoiqu’avec de la peine et de la répugnance,
Car il avait promis de garder le silence.
Mon frère sur-le-champ de l’autel interdit,
Mon nouveau directeur également proscrit,
Je vois dans ma maison entrer une cohorte,
Qu’un zèle moins divin que profane transporte.
L’official paraît, le promoteur se plaint,
Deux curés sont présents, avec un air hautain,
Et le greffier est prêt à faire la clôture
Du projet concerté, de nouvelle structure.
Je suis interrogée et la foi du serment
M’oblige à déclarer tout ce qu’auparavant
J’ai caché avec soin, mais avec si peu d’ordre
Qu’à ma juste surprise on connaît mon désordre.
En effet pouvais-je prouver un attentat
Si contraire aux édits, aux règles de l’Etat ?
Mon ancien Directeur, qui l’aurait pu comprendre,
Devait-il me poursuivre, ou oser entreprendre
Sur mon reste d’honneur, par un tel coup d’éclat
Sans craindre de passer pour le seul scélérat ?
Le serment d’un prélat, sa parole donnée,
D’enfanter des effets dont la seule pensée
Me faisait un grand tort, et à ce directeur
Ne me permettait pas d’avoir la moindre peur
Et puisqu’à mon égard il rompt toute mesure
Et que pour le sauver il emploie l’imposture,
Je résous de porter ma plainte au lieutenant
Et lui expose à fond et très sincèrement
De ce prêtre sans foi l’énormité des crimes
Pour lesquels aujourd’hui il cherche des victimes.
Je le fais avec ordre et sans confusion,
Et à ce que je crois mon exposition
Bannira tout soupçon et toute politique
On peut l’apercevoir, elle est toute publique.
Au bas, le juge ordonne l’information
Et de l’official cite la jonction
Pour vaquer tous les deux à une procédure
Qui soit conforme aux lois, exempte de censure.
Des lettres que j’avais de ce mien directeur
Et qu’il m’avait écrites dans sa grande fureur
Ont été arrêtées et font aussi partie
De mon juste regret et de mon infamie.
Le promoteur enfin se présente à son tour
Il requiert d’informer sur les faits mis au jour
Devant l’official par ma simple réponse.
Et sur le tout on entre en matière, on s’enfonce
Dans le cours du combat on m’enferme au couvent,
On veut que pour le Père un autre sentiment
Me dérange à son gré ainsi qu’un horologe ( ?)
Et qu’en me rétractant je fasse son éloge
Tous ses efforts sont vains, il n’y a point d’espoir
J’ai dit la vérité, j’ai rempli mon devoir.
On s’obstine, on poursuit, mais par une autre route
Des témoins subornés n’en laissent aucun doute.
Lassée de tant souffrir par d’indignes détours,
Aux remèdes puissants, aux juges, j’ai recours
Pour mettre fin à tout, mais un nouveau supplice
Se présente à mes yeux : le déni de justice.
L’affaire fait du bruit, heureusement pour moi.
Elle est enfin portée aux oreilles du Roi.
Sa Majesté prévient les délais ordinaires
Que causent la plupart des plaideurs téméraires
Et qui n’ont pour tout droit qu’un esprit corrompu,
Donnant au parlement un pouvoir absolu
Pour instruire et juger en suivant l’ordonnance,
Joint le vengeur public et ma diligence.
Le parlement commet de dignes magistrats
Pour le discernement de tous ces attentats.
Ils s’en vont à Toulon, ils achèvent d’entendre
Plusieurs autres témoins et s’attachent à rendre
Des décrets qui répondent au droit, à l’équité,
Et qui servent de preuve à leur intégrité.
Les décrets sont rendus. Grand Dieu, quelle surprise !
Pour l’ancien directeur un tranquille assigné ;
Pour deux prêtres et pour moi, un cruel ajourné.
Se peut-il, O grand Dieu ! que la magistrature
Renverse en un moment l’ordre de la nature ?
Sans voir, sans consulter la qualité des faits,
Et des uns et des autres les fidèles portraits,
Le coupable innocent, et l’innocent coupable,
La chose assurément serait trop détestable
Je suis d’un autre avis ; ces décrets différents
Ne me paraissent pas si durs, si étonnants.
Ceux qui ont procédé sont jaloux de leur gloire
Et rendront pour jamais la maxime notoire
Qu’un décret d’assigné n’est souvent qu’un objet
Pour avoir le coupable et punir son méfait.
J’obéis cependant à celui qui m’ajourne.
Mon adversaire agit, court, va, vient et retourne ;
Il sait faire valoir au couvent son crédit
Pour me faire changer ce que j’ai déjà dit.
Je suis interrogée, on me met en séance.
La première fait voir ma candeur, ma constance,
La dernière au contraire est l’effet du venin
Dont une sœur m’infecte en un verre de vin.
Le breuvage reçu, je me mets en colère ;
Je méconnais chacun sans épargner ma mère,
Et mon esprit troublé, on vient me présenter
Aux juges délégués. On m’y voit rétracter
Tout ce que j’avais dit d’un cœur libre et sincère
Contre ce Directeur, ce terrible adversaire,
Lequel par conséquent ne put s’en prévaloir.
Joint que ma chère mère alors veut se pourvoir
Pour en faire informer, que même dans la suite
J’ai révoqué le tout et blâmé sa conduite
Et celle de tous ceux qui pour faciliter
Un succès odieux ont osé m’insulter,
Me trahir, s’emporter, ajouter les menaces
De me faire souffrir de cruelles disgrâces.
Après avoir reçu mes réponses, on croit
Qu’il est très à propos d’approfondir le droit
Qu’ont les intéressés en cette procédure.
On récole, on confronte, et après la clôture
Je suis traduite à Aix, cortège singulier,
Trois cavaliers armés, sans comprendre l’huissier.
Ne me disait-on pas de grand crime coupable ?
On m’enferme au couvent, que je suis misérable !
Aussi mon avocat, mon zélé défenseur,
N’a vu ce procédé qu’avec beaucoup d’horreur ;
Il en a épluché toutes les circonstances
Et en ayant senti toutes les conséquences,
Par son avis j’ai fait appel de l’ajourné
Décerné contre moi, et du simple assigné
Que l’ancien Directeur par son grand savoir-faire
A surpris sans remords du seigneur commissaire.
J’ai joint un autre appel, c’est de l’official,
Appel comme d’abus, qui devient principal
Par rapport au surplus qui a formé ma plainte,
Et surabondamment ayant été contrainte
De rétracter des faits dans le vrai avancés
J’ai pris lettres royaux et voilà mon procès.
Procès fait contre moi par une voie inique,
Poursuivi rudement par un fin politique,
Procès enveloppé d’un grand tas d’incidents,
Procès enfin à moi, et à tous mes parents.
Pour leur honneur, le mien, également sensible,
Fut-il jamais un sort plus triste ? Est-il possible ?
L’appel que j’ai émis du sieur official
Et qui est aujourd’hui mon objet capital
Renferme des défauts contre la procédure,
Des nullités en foule, écloses sans mesure.
Sana avoir informé il accède chez moi,
Les règlements pour lui ne font aucune loi.
Laïque que je suis, il veut qu’à sa justice
Je me range à son gré, je fasse un sacrifice.
La justice royale n’en a plus que le nom,
Il entreprend sur elle sans aucune façon.
Le promoteur d’ailleurs me comprend dans sa plainte
Et dès que pour la mienne enfin je suis contrainte
D’aller au lieutenant, on le voit s’empresser
A faire ouïr témoin afin de l’éluder ;
Et préparer par là des faits à un indigne
Pour se justifier de la malice insigne.
Si les meilleurs auteurs n’ont pour lui des appas,
Du moins doit-il fuir ces sortes d’attentats,
Aux règles, aux édits, aux sages ordonnances
Rendues sur ce point et sur leurs circonstances.
Ce procédé est dur, je ne m’étonne plus
L’oppression poursuit, c’est l’abus des abus.
De là ma juste plainte contre les commissaires
N’embarrasse pas moins mes zélés adversaires.
Ces seigneurs ont suivi le même alignement
Et pour bâtir dessus n’ont d’autre fondement,
Et d’ailleurs pourrait-on sauver leur procédure
Sans enfreindre des lois la règle la plus pure
Puisque voici encore les grandes nullités
Dont elle est infectée après les deux décrets
Qui font mon autre appel pour saper l’entreprise
D’un Directeur rebelle à Dieu et à l’Eglise.
Je suis dans les délais pour répondre à mon choix
Ou dans leur intervalle ou à la fin du mois
Sur le décret rendu contre moi en personne.
Deux jours après l’exploit leur présence m’étonne,
Je suis interrogée et réponds au couvent
Sans les avoir requis, ni tenu comparant.
Ces juges délégués ont rendu divisible
Le procès criminel, quoique non susceptible
De la division, et m’ont fait confronter
Avec ce Directeur que je n’ose nommer
Par l’horreur que j’en ai et que j’en ai conçue
Depuis que j’ai compris avoir été déçue
Sans avoir recolé, confronté les témoins
Qui restaient en grand nombre, et c’étaient bons témoins
Pour les rendre conformes aux lois et à l’usage
Etabli au Palais, précaution très sage.
Plusieurs autres témoins ont été récolés
Concernant seulement trois autres décrétés
Tandis qu’à leur égard à l’extraordinaire
Le procès n’est pas mis dans l’ordre judiciaire,
Résiste absolument à un tel procédé
De quelque événement qu’il reste accablé
Enfin ils sont admis de confronter au Père
Plusieurs de mes témoins qui, d’un cœur très sincère,
L’ont chargé fortement et dans la vérité
Ce fait produit en soi une autre nullité
Qui, favorable au Père et à mon préjudice,
Puisque plus il y a des preuves de son vice
Et plus il y en a de ma droite vertu.
À l’intérêt commun l’ordonnance a pourvu
Après tant de moyens, tant des preuves constantes,
Les lettres que j’ai prises sont bien surabondantes.
J’observe seulement pour la formalité
Que leur admission est sans difficulté.
J’ai rétracté des faits, mais comment par menaces
De me faire essuyer mille et mille disgrâces,
Dans un âge fort tendre et de minorité,
Sans conseil, sans appui, et sans ma liberté,
Détenue au couvent, y souffrant le martyre
Par les soins d’un méchant qui en avait l’empire.
La suite l’a fait voir, puisque j’ai protesté
Quand d’un état plus libre j’aurai la liberté
Et que pour trancher court toute la procédure
Découvre en ma faveur l’excès de l’imposture.
J’ai encore à sonder l’appel de ces décrets
Dont l’un d’ajournement me note par exprès
Et l’autre d’assigné fait espérer au Père
Un très heureux succès dans l’amoureux mystère.
Cet appel se soutient en ce que les décrets
Ne sont absolument que les tristes effets
De tous ces procédés qu’à bon droit je déteste.
Pour éloigner de moi ce qui m’est si funeste
L’injustice d’ailleurs, notoire en ces décrets,
N’irrite-t-elle pas les gens les plus discrets,
Le coupable innocent et l’innocent coupable,
Quelle métamorphose ! Elle m’est effroyable
Et pour rendre sensible à tout ce que j’ai dit
Et le mettre en état d’être sans contredit
Je vais faire entrevoir le Père seul coupable
Des crimes les plus noirs, autant et seul capable
De mettre en mouvement des indignes ressorts
Aux fins de me séduire en gardant le dehors.
Il m’a d’abord instruit de méchantes maximes
Qu’un quiétiste fait et déclare sublimes,
En me déterminant sur cet excès d’amour
Qui me troublait pour lui et la nuit et le jour
Et en me rassurant sur la perte totale
De ne pouvoir rien dire par prière vocale.
Il est venu ensuite à des enchantements,
Obsessions, extases, stigmates sanglants,
Accidents convulsifs, j’ai horreur de le dire
En sont les doux effets et causent mon martyre.
Qu’on ne m’oppose pas que les enchantements
Ne sont à bien parler que le jeu des enfants
Qui, éblouis, frappés par les seules apparences,
S’abandonnent à tout, croyent sans méfiance,
Qu’en un mot enchanteur, sorcier et magicien
Sont des noms fabuleux, n’aboutisssent à rien,
Car l’Ecriture sainte et le saint Evangile
Rendent ce sentiment tout à fait inutile.
Les envoyés du Christ, tous les auteurs sacrés,
Les profanes enfin par des termes exprès
Le démontrent si bien que c’est un paradoxe
Qu’un pareil sentiment nullement orthodoxe.
Le Père Directeur m’a sans difficulté
Du moment de son souffle en ma bouche jeté
Contraint de l’aller voir sur un prétendu conte
De saintes visions. Le dirai-je sans honte,
J’y allais tous les jours de mon obsession
Que j’ai souffert longtemps jusques à convulsion.
Il se porte lui-même à me rendre visite.
Fréquemment et sans peur, il se croit tout licite ;
Il s’enferme tout seul dans mon appartement
Avec moi et à clef, lors de quelque accident,
Sous couleur d’y laisser des marques de son zèle
Tandis que son objet était d’être infidèle.
Quand je suis au couvent il vient souvent me voir
À la grille du chœur ou bien dans le parloir
Nous y sommes tout seuls et pendant plusieurs heures,
Bon Dieu, quelle fureur, que de tristes mesures !
Il m’inspire d’ouvrir la grille d’un côté,
Il dispose ma tête à sa commodité,
Je reçois ses raisons, ses vœux et ses caresses,
Ne pouvant me soustraire à toutes ses tendresses.
Non content de me voir, il m’écrit tous les jours.
À des expressions tendres il a d’abord recours,
À des conseils, mêlés du fin et du sublime,
Pour me soumettre à lui, s’attirer mon estime.
Si pour prouver l’excès de l’impudicité
La loi sage et discrète, est sans difficulté,
Prend la présomption pour moyens ordinaires,
En voulant exiger des témoins oculaires
Pour ne pas donner lieu au lâche scélérat
D’aller impunément au plus grand attentat ;
Si la présomption est trop considérable
Pour ne pas accuser et rendre trop coupable
Celui qui s’abandonne à des embrassements
À de tendres baisers, prélude des amants,
Selon le sentiment des meilleurs casuistes,
Des plus fameux docteurs, de tous les canonistes.
Que sera-ce du Père, à qui tant de baisers
Et tant d’embrassements ont été familiers,
Qui s’est fermé souvent et lorsque j’étais seule
Dans ma chambre et là, sans honte ni scrupule,
Qui mit à nu pour lors en un tas d’accidents
Dont la force m’ôtait l’usage de mes sens
Me mettant hors d’état de prendre des mesures
Pour ne pas pas trouver dans les sales postures
Où après mon retour des mêmes accidents
Je me trouvai soumise avec étonnement.
Ce Père dira-t-il que son saint ministère
L’engageait fortement pour moi à la prière,
Lui qui m’avait réduite à ce piteux état,
Pour aller librement à son noir attentat ?
Il a beau m’opposer que ma plainte est un songe,
La défense, qu’est-elle ? Elle n’est que mensonge,
Ma plainte se soutient par la sincérité,
Sa défense périt par l’infidélité.
On n’a pour cet effet qu’à voir la procédure,
Tous ses traits sont marqués au coin de l’imposture,
L’excès de sa débauche est très circonstancié,
Ses soins et ses progrès, n’y a rien d’oublié,
Jusques au fruit qu’il eut et qui serait au monde
S’il ne l’eût détourné par sa ruse féconde
Et ses lettres d’ailleurs, ses aveux solennels,
Ne sont-ils pas censés monuments éternels
De la séduction et de son imposture ?
En vain pour les détruire il souffre la torture.
Honteux de son désordre, il tourne tous ses soins
À mouvoir, ébranler, suborner les témoins.
Quelques-uns ont osé céder à sa puissance,
Tous les autres ont fait valoir leur résistance,
Rapportant leur bonheur à la fidélité
Qu’ils doivent au Très Haut et à la vérité
Dont il est seul auteur, au nombre de soixante,
Exempts de tout soupçon, de probité constante,
Qu’il ne dise donc plus que j’ai fait un complot.
À sa conviction il ne peut dire mot,
Et si j’ai adressé ma plainte à la justice,
C’est lui qui m’a contrainte à ce dur sacrifice,
Après avoir montré le misérable état,
Dans lequel m’a réduite le plus noir attentat.
Quand la forme et au fond mon droit est sans réplique
J’attends patiemment que le bon Dieu s’explique
Par le sacré canal des juges de mon sort,
Me flattant que celui qui m’a fait tant de tort
Sera par eux contraint de me céder la gloire
De remporter le prix d’une juste victoire,
Qu’en un mot abhorrant son impudicité
Ils voudront le punir avec sévérité,
Sans craindre de produire aucun discours étrange.
L’ange exterminateur sera toujours un ange.

Numéro
$3072


Année
1732




Références

Turin, p.145-173